lundi 19 mars 2012

L’obsession de la mémoire de part et d’autre de la Méditerranée

Par Ahmed Rouadjia
Comme je l’ai déjà écrit, la mémoire est un enjeu plus symbolique et politique que scientifique. Aussi bien en France qu’en Algérie, les commémorations sont la réaffirmation de la spécificité et de l’identité nationale, en opposition à celle de l’Autre. En même temps qu’elles traduisent la «fidélité» aux origines communes, les commémorations des dates fondatrices de la nation visent, consciemment ou non, à renforcer chez tous le sentiment de ce qu’il y a de spécifique et de «supérieur» chez celle-ci par rapport à d’autres nations ou groupes humains considérés comme «inférieurs» ou ayant un passé moins «glorieux».
Cette représentation de soi, qui conduit à l’auto-survalorisation est le reflet d’un certain nationalisme imbu de supériorité ethnique ou raciale. La France qui revendique plusieurs «exceptions», dont l’universalisme de la pensée, n’échappe pourtant pas à l’empire d’un certain nationalisme hautain et exclusif. L’Algérie indépendante, et comme en réaction inévitable à la colonisation, négatrice de l’identité de la nation, développe à son tour un nationalisme révolutionnaire, mais si fier et si ombrageux qu’il se teinte d’une couleur quelque peu «chauvine», à la manière des ses ex-colonisateurs.
Ainsi, les dates commémoratives (8 Mai 1945, 1er Novembre 1954, 20 Août 1955, 17 Octobre 1961, puis du 19 Mars et du 5 Juillet 1962) témoignent toutes de moments privilégiés de la renaissance du nationalisme algérien dont le triomphe aboutit à l’indépendance, après une lutte longue et douloureuse. A des degrés divers, ces dates marquent «l’événement fondateur et la source de légitimité de la nation, de l’Etat, du régime et des dirigeants»(1) politiques qui se sont succédé depuis l’indépendance. Si du côté français la guerre d’Algérie «est une guerre sans nom, sans signification ni commémoration»(2), telle n’est pas la perception des Algériens qui l’ont vécue et ressentie au plus profond d’eux-mêmes. Pour eux, tout comme pour de nombreux historiens sérieux de part et d’autre des deux rives, cette guerre en était bien une, mais qui était restée longtemps masquée sous le vocable des «événements d’Algérie» ou sous celui d’ «opérations de maintien de l’ordre». Les moudjahidine n’étaient à ses yeux rien de moins que de vulgaires fellaghas, qui perturbaient par leurs actions «terroristes» l’ordre «civilisateur» instauré par la France en Algérie.

Une nation ne s’affirme que par rapport à l’altérité
Une nation ne s’affirme que par concurrence et opposition à une autre. En rompant en visière avec la France colonisatrice, l’Algérie s’est réaffirmée comme étant une nation différente de cette dernière par l’histoire, la géographie, la culture, la religion et les traditions propres. Or, les fêtes commémoratives qu’elle organise depuis l’indépendance se veulent à la fois une revanche contre les dénégations coloniales, un acte de vigilance constant contre le retour du démon colonial et un facteur essentiel de la cohésion des membres de la nation. De telles commémorations sont donc compréhensives et légitimes et se comprennent comme une volonté de resserrer les liens communautaires et identitaires que la colonisation avait essayé, vainement, de distendre.
La France, dont l’unité politique s’était réalisée en opposition à l’Europe féodale, puis à la faveur de sa rivalité avec l’Allemagne dont elle combattait les velléités hégémoniques sur le continent, n’a pas cessé depuis la Révolution de 1789 de multiplier les commémorations saisies comme des moments fondateurs de la République, et au-delà, l’émergence de la France sur la scène européenne comme étant «la fille aînée de l’Eglise».
Même laïque dans ses lois et dans ses proclamations politiques, la France n’en est pas moins marquée par de profondes réminiscences «catholiques», comme le prouvent les commémorations du baptême de Clovis, dont le coup de maître a été de se convertir avec son peuple, non à l’arianisme, comme les autres rois barbares, mais au catholicisme(3). Quelle que soit leur sensibilité politique, les Français considèrent cet acte symbolique comme l’un des premiers événements fondateurs de la France pré-moderne et ils en sont très fiers.

La mémoire et l’oubli
La résurrection du passé, comme on le voit, sert à renforcer l’identité spécifique d’une nation, à marquer son «territoire». Or, la mémoire semble être une obsession de toutes les nations, y compris de celles qui se prévalent d’un passé immémorial. Elle est le remède qui permet de conjurer les démons de la peur et de la désunion. Elle est souvenir et retrouvailles avec soi, mais elle fonctionne aussi sur le mode de l’omission volontaire et de l’oubli de tout ce qui est désagréable.
Ainsi, la France se fait-elle délibérément amnésique à propos de la guerre d’Algérie, amnésie traduite par une série de lois d’amnistie et par l’absence de commémoration publique(4), tandis que l’Algérie opère de son côté une sélection drastique dans ses récits et mémoire de guerre.
N’y sont mis en relief que les aspects positifs, favorables au FLN, (unité et cohésion supposées absolues en temps de guerre) mais jamais les luttes des contraires en son sein. Y sont complètement escamotées les purges opérées dans ses rangs (cas du colonel Amirouche), la liquidation de certains chefs historiques (Abane Ramdane...) ou le massacre de Melouza de 1957 ordonné par Mohammedi Saïd et ses lieutenants, Abdelkader Sahnoun et le capitaine Arab, sans parler du carnage perpétré par le colonel Chaâbani au lendemain de l’indépendance à l’encontre des Messalistes, auxquels il avait promis pourtant la vie sauve s’ils acceptaient de se rendre avec armes et bagages.
Le plus grave, ce n’est pas que cette mémoire sélective soit l’œuvre des politiques, mais que certains historiens universitaires participent aussi à l’occultation de certains faits historiques, comme ceux dramatiques qu’on vient de citer. Nés à l’ombre et dans le sillage des structures «idoines», ces historiens se revendiquent d’un nationalisme pur et intransigeant, à l’aune duquel intervient la mémoire selon une vision d’autant plus étroite qu’elle s’avère anti-scientifique. Ce qui mobilise le plus les énergies de ces derniers n’est pas l’histoire critique et dépassionnée, mais 1’histoire de la mémoire envisagée sous l’unique rapport de la victime et du bourreau. Certes, la colonisation n’a pas été, comme le prétendent ses défenseurs, défrichement des terres et diffusion de la prétendue «civilisation» parmi les «indigènes», mais elle a été surtout une entreprise d’oppression, d’exploitation et de massacre de tous ceux qui ont osé se révolter contre elle.
Là-dessus, nul ne conteste ces faits, sauf les nostalgiques de «l’Algérie française». Parler des massacres commis par la France coloniale n’est donc pas une révélation, mais une répétition fastidieuse de ce qui a été dit depuis bien longtemps par la voix de beaucoup d’historiens français eux-mêmes.
Obsédés par la mémoire, et animés d’un fort ressentiment rétrospectif envers la France coloniale, ces historiens «organiques» se laissent guider par une approche complètement irrationnelle qui ne laisse point de place au raisonnement critique, au recul par rapport à l’histoire qu’ils prétendent reconstituer de manière «scientifique». N’est «scientifique» à leur yeux que ce qui a été dit, rapporté ou écrit par les acteurs «nationalistes» de la Révolution. Tout ce qui a été écrit à son propos par d’autres, notamment par des étrangers ou par des Algériens au patriotisme réputé «suspect», n’est que falsification, mensonge et opinion arbitraire.

Le triomphe de l’école d’Abou al-Qassim Saâdallah
Tous ces historiens universitaires qu’on vient de citer et dont la liste est loin d’être exhaustive s’inscrivent dans la filiation de l’école d’Abu al-Qacim Saâdallah, auteur d’une monumentale œuvre faite de compilation des divers auteurs, notamment européens, et intitulée Arââ wa abhâth fi târîkh al-djazaîr (Opinions et recherches sur l’histoire de l’Algérie). Elle est la reprise de ses articles, interviews, conférences et brochures qu’il a produites et auxquels s’ajoutent ses impressions de voyages, et de séjours à l’étranger.
Il s’agit d’un ensemble confus aussi bien dans la forme que dans le contenu, et dont le dernier aboutissement en date est la publication en 21 tomes comprenant des milliers de pages, édités à Beyrouth, sur le compte du ministère des Moudjahidine, à l’occasion du cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre de libération. Préfacée par le président Bouteflika qui ne tarit pas d’éloges à l’endroit de ce qu’il qualifie de plus grand «historien» qu’ait produit l’Algérie indépendante, cette œuvre se révèle pourtant à la lecture comme une ridicule concoction des opinions primaires de cet auteur sur l’ histoire de l’Algérie en général, et sur l’Algérie coloniale et post-indépendance en particulier. Mais les disciples de Saâdallah considèrent les idées qui y sont exposées comme la fine fleur de ce que l’on considère comme de l’érudition dans certains cercles «arabophones», nourris au lait du nationalisme le plus conservateur et le moins perméable à l’esprit critique.
Dire avec Gilbert Meynier qu’«il y a, en France et en Algérie, de nouvelles générations d’historiens qui font preuve d’une grande indépendance d’esprit»(5), relève d’une demi-vérité. Car, si en France cette indépendance d’esprit existe bel et bien, surtout chez la nouvelle génération d’historiens et de sociologues, en Algérie cette indépendance reste à conquérir.
Certes, il existe chez nous de bons historiens et de bons sociologues, mais ils sont si minoritaires et si marginalisés qu’ils paraissent immergés dans un flot d’historiens médiocres et hétéronomes. Ceux qui occupent pour l’instant le terrain, ce ne sont pas les historiens de métier, mais les fanatiques de la mémoire pour qui justement celle-ci n’est pas «un document comme un autre» que l’on doit soumettre au crible de «la critique, intérieure et extérieure», mais une archive que l’on manipule à des fins d’instrumentalisation partisane.
Comment peut-on mettre une sourdine à la guerre de mémoires des deux rives comme le souhaite ardemment Meynier, lorsque de ce côté-ci de la Méditerranée l’histoire demeure prisonnière de la mémoire filtrée ? On pourrait bien partager l’optimisme de notre historien, selon lequel cette guerre des mémoires n’est pas une fatalité et pourrait bien être surmontée par la mise en forme d’un «récit unique, serein, courageux, de la guerre d’Algérie»(6) n’était la dépendance des historiens universitaires envers les dogmes officiels. Je conclus avec Guy Pervillé en disant qu’«aujourd’hui, le principal obstacle à l’essor de l’histoire de la guerre d’Algérie n’est pas le manque de sources, mais tout au contraire le manque de chercheurs»(7). Autrement dit, de chercheurs critiques et indépendants d’esprit.
    
Notes :
1) Guy Pervillé Mémoire et histoire de la guerre d’Algérie, de part et d’autre de la Méditerranée in Confluences, Automne 1996, p. 166.
2) Guy PervilIé, ibid., p. 162.
3) Voir Jacques Le GOFF, La civilisation de l’Occident Médiéval, Paris, Flammarion (collection Champs), Paris, 1982, p. 24.
4) Voir Guy Pervillé, ibid., p. 163.
5) Cité par El Watan du 20 novembre 2011.
6) Voir Pour une hisloire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de la mémoire (dir. Gilbert Myenier Frédéric Abécassis), Alger, Inass, 2011.
7) Ibid., p.166.

Ahmed Rouadjia

El Watan, 18 mars 2012 

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