lundi 19 mars 2012

Les accords d’Evian à l’aune des désaccords algériens

Par Abdelmadjid Merdaci
Le 18 mars 1962 étaient scellés, entre la délégation du gouvernement français et celle du GPRA, ce qui allait devenir pour l’histoire «Les accords d’Evian» et dont l’aspect le plus emblématique était l’application du cessez-le-feu à compter du 19 mars à midi. Dans la soirée du 18, le général de Gaulle s’adresse aux Français auxquels il annonce la fin des combats soulignant notamment que «le cessez-le-feu en Algérie, les dispositions adoptées pour que les populations y choisissent leur destin, la perspective qui s’ouvre avec l’avènement d’une Algérie indépendante ».
Président du GPRA, Benyoucef Benkhedda, tout en félicitant le peuple algérien de cette grande victoire, relève que «la période transitoire est celle qui exige la plus grande vigilance. Le cessez-le-feu n’est pas la paix», mettant ainsi en garde contre «les hordes fascistes et racistes de l’OAS».(1) Effectivement, dès le 19 mars, Alger est en grève et le général Salan, patron de l’OAS, appelle à l’application de la circulaire 29 visant à créer un climat insurrectionnel dans le pays et ciblant, en plus des musulmans, les représentants de la puissance publique française, particulièrement les éléments de la gendarmerie et des CRS. Oran donnera le signal dès le lendemain des massacres aveugles alors qu’à Alger et dans d’autres points du pays se multiplient les actes de violence. Est-ce pourtant — sans doute à raison — que l’histoire enregistre cette journée du 19 mars 1962 non seulement en ce qu’elle consacre la fin négociée d’une guerre enfin reconnue mais bien plus en ce que les accords signés marquent bien et sans ambiguïté la fin de l’ordre colonial en Algérie. Paradoxalement et principalement en Algérie – en France même «OAS Métropole» tentera aussi de prendre pied et de monter des opérations à l’image des attentats ayant visé le général de Gaulle, son ministre de la Culture Malraux ou d’autres intellectuels soutiens de la cause algérienne —, les combats changent d’âme et dans la zone autonome d’Alger en particulier, militants du FLN, forces de l’ordre françaises et réseaux gaullistes allaient se trouver objectivement du même côté face à la politique de terre brûlée de l’OAS. Eussent-ils amplifié la violence endémique entretenue depuis février 1961 par l’OAS, les accords d’Evian du 19 mars 1962 ne constituaient plus pourtant, depuis au moins quelques semaines, un secret politique – notamment pour les dirigeants de la minorité européenne et leurs différents relais en France – et les ultimes négociations d’Evian couronnaient une série de contacts à différents niveaux de responsabilité entre gouvernement français et plénipotentiaires du FLN. Dans sa proclamation historique du 1er Novembre, le Front de libération nationale faisait explicitement de la négociation avec les autorités françaises l’un des objectifs de son action – sur la base de la reconnaissance de l’indépendance et de la souveraineté – et l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne est-elle aussi celle de négociations souvent secrètes et le plus souvent avortées mais qui confirmaient peu ou prou la légitimité du FLN comme interlocuteur incontournable dans la recherche d’une issue politique au conflit.

1 - Cessez-le-feu, élections- négociations
Au lendemain de la chute du cabinet Edgar Faure, est-ce la guerre encore et longtemps innommable en Algérie qui dominera les élections de janvier 1956 et c’est sur la question de la paix que le «Front républicain » fait campagne. C’est à l’enseigne du triptyque «cessez-le-feu - élections - négociations » que Guy Mollet, secrétaire général de la puissante SFIO, appelé à former le nouveau gouvernement, définit sa politique algérienne. Quand bien même enverra-t-il de discrets missionnaires auprès du FLN – notamment Pierre Commin, puis son directeur de cabinet Bégé — Guy Mollet aura tôt fait de se déjuger – par le remplacement du général Catroux par Robert Lacoste en qualité de ministre résident à Alger — au lendemain du virulent accueil que lui auront réservé les Européens marqué, entre autres, par des jets d’œufs sur le cortège officiel du chef du gouvernement. La suite est connue qui verra le gouvernement de Front républicain – soutenu au Parlement par le vote du puissant groupe communiste — faire le choix d’accroître l’effort de guerre en Algérie par le vote des pouvoirs spéciaux en mars de cette année 1956. Il est important de noter que le souci de prendre parole avec les musulmans algériens, pour clairement contrer le FLN et réduire autant que faire se pouvait son éventuelle emprise sur les populations, apparaît comme consubstantiel du début de l’insurrection. La quadrature du cercle colonial était bien alors de savoir comment sortir les Algériens de l’insoutenable situation de minorité politique et civique devant le refus obsessionnel de toute évolution de la part de la communauté européenne et de ses porte-parole. Cela devait être «l’intégration » version Soustelle qui avait, à cette fin, pris langue avec des personnalités, l’ex-centraliste Cherchalli, l’avocat messaliste Ouaguenoun ou encore le porte-parole des Oulémas Kheïreddine. Le commandant Monteil, orientaliste connu, ou Germaine Tillion – qui sera à l’origine de la création des «centres sociaux» — pourront aussi rencontrer des dirigeants du MTLD alors en prison. On sait que cette démarche dite de «troisième voix» fut expressément condamnée et battue en brèche lors de l’offensive stratégique du nord constantinois du 20 août 1955 où des personnalités algériennes susceptibles d’entrer dans le jeu du gouverneur général Soustelle furent directement visées. Le manifeste dit des «61» des élus indigènes consacrera d’ailleurs, quelques semaines plus tard, l’inanité politique de cette troisième voix.

2- Les guerres intérieures algériennes
Le congrès de la Soummam, au-delà des seules thèses auxquelles il continue d’être réduit, constitue un tournant décisif dans la clarification des objectifs et de la stratégie du FLN et particulièrement dans la mise en place d’une hégémonie contestée par le pouvoir colonial et ses soutiens. Ainsi donc et en dépit des efforts soutenus des autorités françaises pour réduire son influence et/ou de lui opposer d’autres forces algériennes en Algérie comme en France, le FLN construit et impose la position de «seul interlocuteur au nom du peuple algérien» qui lui vaudront progressivement diverses offres et approches des gouvernements français. Il faut marquer sans ambages que cette position qui conduira le FLN aux négociations décisives des Rousses et d’Evian sanctionnent aussi les résultats des tragiques «guerres intérieures algériennes » qui mirent aux prises le Front au MNA et l’ALN aux harkas et autres groupes de supplétifs mis en avant par le pouvoir français au nom d’une guerre dite «subversive». On peut rappeler qu’alors même que s’enclenchaient les processus des négociations devant mettre fin au conflit, la tentation continuait d’exister d’y associer d’autres acteurs – le MNA principalement — comme s’y était essayé le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe vite désavoué par un général de Gaulle pressé d’en finir avec cette «Algérie qui coûtait plus qu’elle ne rapportait».

3- Le tournant du 16 septembre 1959
L’allocution du 16 septembre 1959 du président français portant principalement sur la reconnaissance du droit des Algériens à l’autodétermination( 2) constitue à tous les égards un tournant dans l’histoire de la guerre d’indépendance. La proclamation du droit «au libre choix que les Algériens voudront faire de leur destin» — que devrait consacrer un référendum dont le général de Gaulle annonce aussi l’organisation — s’inscrit dans une série de prises de position du chef de l’Etat français à compter du mois de mai. Evoque-t-il ainsi le 9 mai le fait que «nous allons vers des négociations décisives» auquel répond la prise de position du président du GPRA, Ferhat Abbas, le 25 du même mois : «Nous sommes prêts à négocier avec la France sur l’avenir de l’Algérie à trois conditions. Les négociations seront menées entre les représentants de deux gouvernements. Les négociations se dérouleront dans un pays neutre, elles porteront sur tous les aspects du problème algérien.» (3) A Alger, les réactions des milieux européens sont sans surprise marquées au coin du rejet sans nuances qu’exprime Alain de Sérigny, le directeur de l’influent Echo d’Alger : «Une scandaleuse satisfaction a été donnée au FLN puisque des citoyens habitant le territoire de la République se voient offrir, dans un triple choix, l’éventualité, c'est-à-dire la possibilité de s’en séparer.»(4 De son côté, le GPRA fait le constat, par le biais de son président, que «cette évolution n’a été possible que parce que depuis cinq ans le peuple algérien résiste victorieusement à l’une des plus sanglantes guerres de la reconquête coloniale».(5)

4- Topographie de la négociation
Juin 1960. Au lendemain de l’échec d’une tentative de négociation directe avec les maquis de l’intérieur – notamment avec le colonel Si Salah, chef de la wilaya IV — se mettent en place les premiers contacts directs entre plénipotentiaires des deux gouvernements. La rencontre de Melun, sans rien faire avancer de manière décisive sur le fond, installe pourtant le principe de négociations directes entre le GPRA et le gouvernement français dans l’espace et le débat publics. La délégation du GPRA, conduite par Ahmed Boumendjel, comprenant aussi Mohamed Benyahia et Hakiki Ben Ammar, est quasiment consignée à Melun quatre jours durant et notamment soustraite à la curiosité des médias. Le GPRA qui répondait à une invitation publique à venir «pour trouver avec eux une fin honorable aux combats» fait état de ses propositions. Le cours de l’année 1960 sera celui de l’accélération du processus politique et des décantations des positions. Le 4 novembre, dans une allocution radiotélévisée, le président français fait état pour la première fois d’«une république algérienne qui sera» avant de se rendre en Algérie à la rencontre d’une armée dont il voulait s’assurer la loyauté la veille du décisif référendum sur l’autodétermination algérienne du 8 janvier 1961. La puissance des contre-manifestations algériennes des 10 et 11 décembre – qui répondaient à des provocations et des agressions de manifestants européens — a valeur de plébiscite en faveur du Front. L’appui massif à sa politique qui sanctionne le référendum — 76% en France, 70% en Algérie — conduit de Gaulle à un meilleur accueil aux exigences du GPRA avec lequel se poursuivent des échanges discrets par médiateurs interposés – Jean Amrouche, le journaliste suisse Charles-Henri Favrod — et notamment l’intercession remarquable du diplomate suisse Olivier Long, que conclura, à la date du 2 février, une rencontre tout aussi discrète, à l’hôtel d’Angleterre de Genève, entre Saad Dahleb et le diplomate Claude Chaillet, collaborateur du ministre Louis Joxe promu à la gestion des affaires algériennes. Trois semaines plus tard, Dahlab, Boumendjel et Boulahrouf, le 27 février, ont rendez-vous à Lucerne avec Bruno de Leusse et surtout Georges Pompidou, véritable dépositaire de la pensée du général de Gaulle pour un véritable round de négociations au terme duquel la partie française exprime le souhait de l’établissement d’un cessez-le-feu tacite. Projetées pour le 7 avril à Evian, les négociations officielles – qui seront aussi marquées par l’assassinat de Camille Blanc, maire de la ville, par des activistes français — seront différées au 20 mai en raison d’abord d’exigences de clarifications de la part du GPRA sur son statut d’interlocuteur unique et par la suite du putsch des généraux d’Alger du 22 avril. Ce qui sera, par la suite, connu comme «Evian 1» mettra à jour les points d’achoppement entre les deux délégations et conduira à un ajournement des pourparlers. Leur reprise au Yéti, station de sports d’hiver des Rousses, à partir du 11 février 1962, imprimera un tour décisif à la négociation que sanctionnera un protocole qui sera soumis au CNRA du côté algérien et au Conseil du gouvernement du côté français. Réuni à Tripoli du 22 au 27 février, le Conseil national de la révolution algérienne approuvera à une très large majorité — seuls les représentants de l’état-major général, déjà inscrits dans une logique de lutte pour le pouvoir voteront contre— les termes des accords qui allaient sceller la fin de la colonisation française de l’Algérie. Le 7 mars, s’ouvrait ainsi «Evian 2» — sous une couverture médiatique exceptionnelle — dont l’annonce, le soir du 18, de l’accord sur le cessez-le-feu sera la note la plus chargée de symboles.

5- Les accords d’Evian
Rédha Malek, porte-parole de la délégation du GPRA à Evian, détaillera dans un ouvrage de référence le cours des négociations(6) et le président Benyoucef Benkhedda assurera la publication – en arabe et en français – de la teneur des accords conclus à Evian(7). La question de l’appartenance algérienne du Sahara, celle des garanties accordées à la minorité européenne au lendemain de l’indépendance( 6), le maintien des bases françaises en Algérie, les intérêts économiques de la France en Algérie, les outils de la transition – exécutif provisoire, force locale — et l’organisation du référendum sur l’indépendance ont-elles occupé les négociations d’Evian à l’heure où en Algérie, l’OAS, Organisation de l’armée secrète, s’attachait par une violence aveugle d’en empêcher la mise en application projetée ? Commandant de la Zone autonome d’Alger, le commandant Azzeddine rapporte les efforts du FLN pour protéger d’une part les populations algériennes algériennes et d’autre part répondre aux exactions de l’OAS(8). Au plan politique et à la suite de contacts informels entre Abderrahmane Farès, président de l’Exécutif provisoire, et Jean-Jacques Susini, dirigeant politique de l’OAS, le Dr Chawki Mostefaï, l’un des représentants du FLN au sein de cet exécutif, prend langue à son tour avec lui non sans avoir pris la précaution d’obtenir l’aval nécessaire auprès du GPRA. L’objectif prioritaire était de faire cesser les tueries et les massacres et Jean- Jacques Susini, qui avait sollicité le contact avec le Front, signera, avec le Dr Mostefaï les accords «FLN-OAS» qui seront de fait dépassés par le cours des événements. Il est en tout cas difficile d’imaginer l’insoutenable climat de violence de cette période mars-juillet 1962 de la mise en œuvre de dispositions des accords d’Evian mais aussi l’enchevêtrement des confusions et confrontations notamment au sein du FLN/ALN dont portera témoignage, entre autres, le colonel Hassen- Youcef Khatib qui dira avoir pris connaissance des accords et du cessez-le-feu en écoutant Europe 1(9).

6- «Non au 19 mars»
Le cessez-le-feu n’était ainsi pas la paix et l’indépendance n’était pas non plus tout à fait la fin de la guerre. L’ancienne puissance coloniale, ait-elle pris les mesures d’amnistie propres, selon leurs initiateurs, à concourir à l’apaisement et cautériser les conséquences de la guerre, n’arrive toujours pas à nommer le conflit et à en définir la fin officielle. Valéry Giscard d’Estaing estimait ainsi en 1980 que «l’anniversaire des accords d’Evian n’avait pas à être célébré» alors que son successeur socialiste soutenait, de son côté que «s’il s’agit de décider qu’une date doit être officialisée pour célébrer le souvenir de la guerre d’Algérie, cela ne peut être le 19 mars parce qu’il y aura confusion dans la mémoire du peuple».(10) «La guerre des mémoires», pour reprendre la qualification de Benjamin Stora, demeure en tout cas vivace en France comme le rappelle d’ailleurs l’actualité d’une part avec la multiplication de manifestations marquant le cinquantenaire de l’événement et d’autre part avec les oppositions publiques— parfois violentes — des groupes de rapatriés. Ce sont ces groupes que fédère l’association «Non au 19 mars» pour qui cette date «ne marque pas la fin de la guerre d’Algérie mais constitue un scandaleux mensonge, une contre-vérité historique et il y a une indécence à célébrer un jour national de malheur et de déshonneur ».(11) Si elle souligne que «refuser le 19 mars comme date de recueillement ce n’est pas refuser la réconciliation avec les Algériens d’aujourd’hui », l’association n’en tient pas moins que «cette date est d’autant plus inacceptable pour honorer la mémoire des victimes civiles et militaires que le FLN et l’Algérie en font une journée de “Gloire à leurs martyrs” ».(12)

7- Une occultation algérienne
A l’examen, rien n’est moins sûr. Le régime politique autoritaire issu de la résolution violente de la crise de l’été 1962 — l’amnésie algérienne continue de couvrir les affrontements fratricides entre les forces de l’armée des frontières et les maquisards des Wilaya II, III et IV — s’est largement appuyé sur un imaginaire guerrier pour légitimer le rapport à la guerre d’indépendance et en a notoirement et délibérément effacé les dimensions politiques fondatrices. La stigmatisation, diligente et efficace, des ralliés de la vingt-cinquième heure – ceux que l’on a nommé avec dérision les «marsiens » — couvrait opportunément la volonté des vainqueurs de l’été 1962 de disqualifier les hommes, les faits qui pouvaient rappeler les actions du Front de libération nationale et la nature fondamentalement politique de son combat. Le constat doit être fait que le refoulement des négociations d’Evian, des négociateurs et des institutions politiques – GPRA/CNRA — qui les avaient mandatés et validé leur démarche s’est opéré sans résistance notable de la société algérienne marquant sans ambiguïté l’inédit «compromis historique algérien» entre la cécité intéressée du régime sur la réalités de l’engagement de tous les Algériens dans le combat et l’absence de contestation des fondements du pouvoir des hommes en place. «Le slogan : “Un seul héros, le peuple” aura été l’enseigne» de la période ou la gratification d’un acteur collectif – ait-il été pour un large part imaginaire — rendait acceptable la mise sous le boisseau des trajectoires militantes individuelles aientelles été déterminantes dans la construction du destin collectif national. Parmi les trous de mémoire institués par le récit national politiquement accrédité par le régime autoritaire, celui qui aura assigné à l’oubli les accords d’Evian mettra au ban des personnalités telles que Krim Belkacem, alors seul dirigeant fondateur du FLN en liberté au moment des négociations, Lakhdar Bentobbal, Mostefa Benaouada, membres du groupe des «21», Taïeb Boulahrouf, Saâd Dahlab, M’hammed Yazid, membres du comité central du MTLD, Mohamed Benyahia et Rédha Malek, issus du nationalisme estudiantin. Cet imposant capital politique des négociateurs d’Evian, adossé à l’assise diplomatique internationale acquise de longue lutte par le GPRA non seulement ne feront pas le poids face à la violence des armes et la logique politique qui la sous-tendait – «Nous prendrons le pouvoir quel qu’en soit le prix»(13) avait dit Ben Bella au colonel Hassen – mais les acteurs de cette séquence fondatrice de l’histoire politique de l’Algérie furent au mieux contraints au silence quand ils ne furent pas pourchassés et poussés à l’exil. Il faudra assurément redonner toute sa portée – c'est-à-dire ses enjeux de pouvoir — à la décision du président Chadli Bendjedid de réhabiliter la journée du 19 mars 1962 et de l’inscrire au calendrier des fêtes légales comme «Fête de la victoire – “Aïd Ennasr”». Le retour du refoulé des accords d’Evian s’inscrit, en vérité, dans un véritable aggiornamento des rapports au passé et plus particulièrement à la guerre d’indépendance, engagé par le président Bendjedid dont le point d’orgue, outre la progressive levée des interdits frappant des personnalités nationales comme Abane ou Abbas, allait être la solennelle réinhumation des cendres de Krim Belkacem au carré des martyrs d’El Alia à l’occasion – qui rajoutait forcément une forte charge symbolique — du trentième anniversaire du 1er Novembre 1954.

8- Alger raconte Evian
Ces inflexions politiques s’inscriront aussi peu ou prou dans le champ médiatique et le documentariste algérien Djelloul Haya – auquel on devait la série désormais de référence sur les origines du 1er novembre 1954 — bouclait à sa manière la boucle de la guerre, en réalisant, pour la télévision algérienne, le récit des accords d’Evian. La caméra de Haya avait ainsi retrouvé et enregistré les principaux protagonistes des négociations – algériens, français, suisses – faisant la genèse des contacts secrets, des médiations, des différentes stations des négociations publiques, familiarisant au passage le public algérien avec des figures longtemps occultées du combat libérateur. On peut s’arrêter ici à la qualité des témoignages des dirigeants du GPRA et des négociateurs algériens qui situent souvent sans ambages les enjeux de pouvoir qui avaient notamment marqué les positions des membres de l’état-major général de l’armée – Boumediène et ses collaborateurs — lors des discussions du protocole des Rousses qui préfigurait les termes finaux des accords entre GPRA et gouvernement français. La teneur de la série faisait, par la suite l’objet d’un ouvrage publié par Haya en 2008.(14) Un demi-siècle après la conclusion des accords du 19 mars 1962, comment se déprendre du sentiment que le poids des censures et des manipulations du passé continue à anesthésier tout désir d’histoire chez une part notable des Algériens alors même que jamais autant l’urgence n’a été de se réapproprier le passé, socle incontournable de la projection dans l’avenir.
A. M.

NOTES
1- Dahlab (Saâd) : Mission accomplie-Ed Dahlab Alger 1990.
2- Stora Benjamin : De Gaulle et l’Algérie Sédia Editions 2009.
3- Bernard Michalon : Histoire du drame algérienEd Omnibus 2012.
4- Op cité.
5- Ibidem.
6- Malek Redha L’Algérie à EvianEd du Seuil – Paris 1998.
7- Bekhedda Benyoussef : Les accords d’EvianEd OPU Alger 1987.
8- Cdt Azzeddine : Et Alger ne brûla pas Ed ENAG Alger 1997.
9- In L’indépendance aux deux visagesde B. Stora et J. M. Meurice.
10- Communiqué de l’association «Non au 19 mars».
11- Ibidem.
12 Ibidem.
13- L’indépendance aux deux visagesOp cité.
14- Haya (Djelloul) Evian 62, le dernier combat, Casbah Editions 2008.

Appel du Président Benkhedda au peuple algérien
« Après plusieurs mois de négociations difficiles et laborieuses, un accord général vient d’être conclu à la Conférence d’Evian entre la délégation algérienne et la délégation française. C’est là une grande victoire du peuple algérien dont le droit à l’indépendance vient enfin d’être garanti. En conséquence, au nom du Gouvernement provisoire de la République algérienne, mandaté par le Conseil national de la révolution algérienne, je proclame le cessez-le-feu sur tout le territoire algérien à partir de lundi 19 mars 1962 à 12h. J’ordonne, au nom du Gouvernement provisoire de la République algérienne, à toutes les forces combattantes de l’armée de libération nationale l’arrêt des opérations militaires et des actions armées sur tout le territoire algérien. »

«Avec modération», disent-ils
Les médias et les politiques français font, comme cela était, par ailleurs, attendu, feu de tout bois pour imposer à une Algérie pour le moins médusée – mais officieusement consentante — un calendrier et une vision de la bonne manière de marquer le cinquantenaire de l’indépendance. Le gouvernement français vient ainsi de signifier son refus d’une célébration officielle des accords d’Evian portant cessez-le-feu au motif que cette date est aussi «celle de l’amorce d’un drame pour les rapatriés, contraints au déracinement et le début d’un tragédie pour les harkis, massacrés dans les semaines qui suivirent au mépris des accords d’Evian». Cette position, qui conforte toutes les actions menées par des groupes d’anciens Européens d’Algérie – auxquels on peut aussi contester le statut de rapatriés puisque la France n’était pas la patrie d’origine de leur immense majorité – contre l’organisation de rencontres et colloques consacrés à l’évènement ces dernières semaines, à Nice, Nîmes, Evian par des organisations de la société civile, dont le respectable mouvement des «Pieds noirs progressistes», jure moins qu’elle n’éclaire la recommandation publique du ministre des Affaires étrangères français d’observer, à l’occasion, de «la modération». C’est en fait de ce côté-ci de la Méditerranée que cette modération devait être de mise et force est de faire le constat que, sous réserve d’un miraculeux démenti, le message français fait apparemment force de loi et le plus choquant en l’affaire est que la plus haute autorité de l’Etat ait pu consentir à parler par la voix du chef de la diplomatie française. Le fait est que, selon toute apparence, la guerre d’indépendance nationale fait encore peur en Algérie alors même que le souci, par ailleurs publiquement affiché par l’un des plus importants ministres du gouvernement «de ne pas toucher à l’image de la France», sonne comme un insupportable aveu. Les Algériens — du moins en large partie ceux qui avaient connu la guerre —ont longtemps consenti aux mensonges d’Etat, aux censures du passé, aux mémoires dévoyées ou confisquées par une bureaucratie rentière, et laissent-ils en héritage moins le feu des révoltes fondatrices que ses cendres amères et infertiles. En quoi marquer les anniversaires des accords du cessez-le-feu ou de celui de l’indépendance peut-il contrarier le calendrier politique national puisque c’est, semble-t-il, l’une des raisons officieuses des profils bas et de l’incohérent décalage du 5 juillet 2012 au 5 juillet 2013. La France aussi vote et l’incantation anti-algérienne est une fois de plus au rendez-vous de l’argumentaire du candidat Sarkozy et de ses relais ajoutant au malaise le poids de l’indéchiffrable silence des officiels algériens. Le croisement est en tout cas troublant, qui peut être aussi honteux. Autant que faire se peut, le signataire de ces lignes se livrera, avec la rigueur qu’autorise le travail historien, à l’extrémisme des rappels des faits et des actes qui qualifient l’action coloniale de la France et ses crimes durant notre guerre d’indépendance. Quand à M. Juppé, inattendu dans un rôle de facteur intermittent, qu’il sache que c’est aussi sur la connaissance de leur passé que nos enfants construiront leur avenir et c’est encore notre devoir aujourd’hui d’y apporter les nécessaires balises.
A. M.

LeSoir d’Algérie, 19 mars 2012

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