vendredi 2 septembre 2011

Monde arabe : Al Jazeera et la révolution


Par Benjamin Seze

ENTRETIEN - Chercheuse à Science Po Paris (chaire Moyen-Orient), spécialiste des médias arabes, et auteur d'un livre sur Al Jazeera*, Claire Talon analyse l'influence de la chaîne de télévision qatarie dans les révoltes actuelles.

TC : On a beaucoup parlé du rôle d'Internet et des réseaux sociaux dans les révolutions du monde arabe, quel a été celui d'Al Jazeera ?
Claire Talon : Al Jazeera s’est distinguée par une couverture enthousiaste et participative des  révolutions tunisienne et égyptienne. Contrairement à ses principales concurrentes qui ont, pour la BBC Arabic, cherché à rester le plus neutre possible et, pour Al Arabiya, relayé les craintes saoudiennes de voir le régime d’Hosni Moubarak tomber, Al Jazeera a dés le début pris le parti d’accompagner les manifestants, de soutenir leurs revendications et même de prendre part à leur révolte.
Concrètement, ce soutien a pris plusieurs formes : d’une part, le choix d’une couverture en continu des évènements avec la diffusion systématique et abondante des images filmées par les manifestants eux-mêmes, et celui de relayer les informations de manière quasi instantanée même lorsqu’elles étaient encore sujettes à caution. Ce choix a permis à la chaîne de jouer un rôle y compris dans le déroulement des évènements sur la place Tahrir en informant les manifestants massés au cœur de la place des violences qui se déroulaient sur ses bords, quitte à alimenter des mouvements de panique. En Tunisie, en Egypte et en Libye, des projections d’Al Jazeera sur des murs et des toiles improvisées ont permis aux émeutiers de suivre les évènements, les réactions et les discours du régime en direct sur la chaîne.
Outre le fait de s’être aussi imposée comme une tribune pour les opposants aux régimes de Ben Ali, de Moubarak et de Kadhafi,  Al Jazeera s’est d’autre part lancée dans une campagne promotionnelle à base de spots quasi publicitaires en faveur de révolutions démocratiques. Sur fond de lyrisme musical appuyé, d’images poignantes de violence et d’enthousiasme populaire, des drapeaux tachés de sang répètent encore à l’envie l’ardeur retrouvée d’une « révolte arabe en marche », c'est-à-dire d’un nouvel élan régional qui renoue avec les aspirations du panarabisme des années cinquante.
Enfin, un choix éditorial très fort, consiste actuellement à diviser l’écran en trois afin d’embrasser d’un même coup d’œil les mouvements de foule en Tunisie, en Egypte et en Lybie.
A ce tire, s’il demeure délicat d’évaluer précisément le rôle joué par Al Jazeera dans ces révolutions, il est cependant aujourd’hui possible d’affirmer qu’elle a largement participé à une diffusion de la révolte dans le monde arabe, en permettant notamment de toucher des milieux populaires ayant moins accès aux réseaux sociaux.

TC : Est-elle perçue comme un soutien par les mouvements contestataires ?
Claire Talon : Ces choix donnent aujourd’hui à la chaîne une grande légitimité populaire, d’autant qu’Al Jazeera est en parfaite cohérence avec les options éditoriales qu’elle défend depuis le début. En effet, elle était depuis longtemps en conflit avec de nombreux chefs d’Etats de la région, notamment Ben Ali et Moubarak, qui avaient fait fermer ses bureaux et empêché ses journalistes de travailler à plusieurs reprises. Même si Al Jazeera a parfois servi à ce titre au régime qatari d’arme diplomatique contre ces régimes dans des buts assez ambigus, elle demeure perçue par une grande majorité comme la seule chaîne véritablement contestataire.

TC : Quelle est l'audience de cette chaîne aujourd'hui ? 
Claire Talon : On évalue le public de la chaîne arabe à environ cinquante millions de téléspectateurs. Al Jazeera English, dont la rédaction est séparée et l’identité éditoriale relativement différente, déclare quant à elle un public de plus de cent millions de personnes. C’est aujourd’hui sans doute la chaîne d’information internationale qui fait autorité dans les cercles politiques et diplomatiques du monde entier, elle est suivie à la Maison Blanche. 

TC: Comment définiriez-vous sa ligne éditoriale ?
Claire Talon : L’une des spécificités d’Al Jazeera est d’avoir été critiquée par toutes les parties politiques en présence y compris dans le monde arabe et d’avoir été accusée tour à tour d’être islamiste, sioniste, laïque etc…
En Occident notamment, elle a effrayé par la place qu’elle donnait aux Frères Musulmans. Mais, s’il est vrai que depuis 2004, un certain nombre de nouveaux journalistes de la rédaction arabe revendiquent leur affiliation à ce mouvement (qui a longtemps été dans ces régimes la principale force d’opposition non autorisée), Al Jazeera est avant tout une chaîne qui se distingue par son pluralisme.
Les grandes autres caractéristiques éditoriales qui donnent à la chaîne son originalité et sa force sont les suivantes : la mise en scène d’une conception « radicale » de la démocratie, son refus de censurer les images de violence et la promotion d’une critique raisonnée et argumentée du journalisme occidental.

TC : Qui la finance ?
Claire Talon : Officiellement alimentée par des fonds « publics », Al Jazeera est en fait financièrement dépendante de la famille régnante du Qatar. Mais cette dépendance n’a pas muselé les journalistes, loin de là, et c’est toute l’originalité de son fonctionnement.
Car la famille régnant au Qatar est elle-même traversée par des luttes d’influence et des oppositions idéologiques. Ces conflits d’intérêts ont en fait bénéficié aux journalistes (étrangers dans leur écrasante majorité), en favorisant le pluralisme dans la rédaction et en leur donnant les moyens de trouver des cautions politiques diverses au sein de la famille dirigeante.
Cette dépendance a cependant historiquement influencé la couverture par Al Jazeera de certains terrains politiques. Reflet des évolutions de la diplomatie qatarie, Al Jazeera s’est notoirement montrée moins critique vis-à-vis de la Syrie, de l’Arabie Saoudite depuis 2009, et de l’Iran.

TC : On l'accuse parfois d'être complaisante avec des mouvements comme Al Qaida : ces accusations sont-elles fondées ?
Claire Talon : Ces accusations, largement reprises par les médias français, ont participé d’une campagne de désinformation menée par l’administration Bush au lendemain du 11 septembre dont l’enjeu était le contrôle de la propagande américaine. Décrédibiliser Al Jazeera en l’accusant de complicité terroriste était devenu une nécessité pour les faucons du Pentagone et de la Maison Blanche à un moment où elle commençait à s’imposer comme le seul contre-pouvoir médiatique dans la région, mettant à mal les mensonges des néoconservateurs abondamment relayés par les médias occidentaux.
Mais, outre le fait que les vidéos d’Al Qaeda sont des scoops internationaux que se disputent encore aujourd’hui les chaînes de télévision du monde entier, l’histoire des cassettes vidéos jihadistes réserve des surprises, révélant le jeu particulièrement trouble joué par les administrations américaine et qatarie en la matière.
La plupart d’entre elles ont été visionnées par l’ambassade américaine à Doha avant leur diffusion par Al Jazeera ; un certain nombre ont été diffusées par la chaîne plusieurs mois après leur réception, à un moment qui arrangeait particulièrement la propagande américaine dans la région (à l’occasion d’un raid contre l’Afghanistan par exemple) ; certaines n’ont jamais été diffusées, d’autres encore ont été censurées par l’administration d’Al Jazeera et diffusées par CNN comme des preuves de la connivence d’Al Jazeera avec Al Qaeda, au grand dam des journalistes arabes.

TC : A-t-elle des concurrentes dans le monde arabe ?
Claire Talon : C’est tout l’enjeu d’une propogation de la révolte à la région du Golfe. Jusqu’à présent Al Jazeera a devancé ses concurrentes de loin, mais comment couvrira-t-elle un mouvement révolutionnaire qui s’étendrait aux voisins du Qatar et serait susceptible de menacer la famille régnante elle-même ?  
Sa concurrente à capitaux saoudien a déclaré forfait le 11 février dernier en censurant un journaliste qui annonçait une émission sur les « répercussions des révolutions tunisienne et égyptienne en Arabie Saoudite ».
Al Jazeera saura-t-elle garder son enthousiasme révolutionnaire sans que le régime qatari se sente menacé alors même que des sites facebook, hostiles à la chaîne elle-même, appellent aujourd’hui à une révolution au Qatar?
Si Al Jazeera faiblissait, la BBC pourrait alors reprendre un rôle de premier plan dans la compétition informative, à condition que le Foreign Office se montre moins frileux qu’en 1995, lorsqu’il avait cédé aux pressions saoudiennes pour arrêter le service d’information de la BBC-Orbit.
* Claire Talon publiera en avril 2011 "Al Jazeera. De la liberté d'expression dans une pétromonarchie", aux Presses universitaires de France (Puf).
In témoignage chrétien, mars 2011.

1 commentaire :

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