dimanche 11 novembre 2012

Ahmed Benbitour : «L’urgence du changement du système de gouvernance s’impose»

Par le Dr Ahmed Benbitour
L’Algérie traverse aujourd’hui une situation difficile et paradoxale. Ses fondamentaux n’ont jamais été aussi favorables : des richesses minières et agricoles abondantes, une démographie maîtrisée, une masse de cadres de niveau très appréciable pour un pays de taille intermédiaire, une infrastructure qui couvre tout le territoire pour enclencher rapidement un véritable processus de développement, une population qui est largement revenue des vertiges idéologiques qui ont fait perdre beaucoup de temps au pays. Toutefois, les ressources en hydrocarbures nécessitent une révision du mode de leur exploitation.
Je souhaite, aujourd’hui, demander à mes compatriotes d’initier un débat responsable et lucide. Je les invite, tous, et où qu’ils soient, en Algérie et à l’étranger, à commencer à relever ensemble dès 2012 les huit défis auxquels l’Algérie est confrontée, afin de reprendre le chemin du développement ; des défis de nature politique, économique et sociale, culturelle, sécuritaire, de gouvernance, morale, de mobilisation des élites, d’insertion dans un monde de plus en plus globalisé. La problématique de la perspective de financement des activités de l’Etat se pose avec acuité aujourd’hui, au regard de l’évolution inquiétante des paramètres d’exploitation des hydrocarbures durant la dernière décennie et du laxisme dans la gestion budgétaire. Les réserves de pétrole restantes ont enregistré une baisse de -7,4% entre 2001 et 2011. Pour le gaz, la baisse des réserves restantes a été de -35% sur la même période. La production de pétrole a enregistré un pic en 2006 pour amorcer une baisse continuelle ; se situant à -17% entre 2006 et 2010. Pour le gaz, le pic de production a été enregistré en 2004, suivi d’une baisse de -8% entre 2004 et 2010. Face à cela, la consommation interne de pétrole a enregistré une augmentation de 77%, entre 2001 et 2011. Pour le gaz, l’augmentation est de 36,5% sur la même période. Les importations de biens (marchandises) sont passées de 9,48 milliards US $ en 2001 à 45,10 milliards US$ en 2011, soit une augmentation de 475%, près de 5 fois plus. Celles des services sont passées de 2,44 milliards US $ à 12,30 milliards US $ sur la même période, soit une augmentation de 500%, 5 fois plus ! Les hydrocarbures étant une ressource naturelle non renouvelable, la fiscalité pétrolière tirée de leur exportation devrait être épargnée pour financer les investissements dans le cadre d’une politique rigoureuse et efficace de transformation du capital naturel non renouvelable (les hydrocarbures) en capital humain générateur de flux de revenus stables et durables (investissements dans les ressources humaines : éducation, santé, savoir, compétences …). Effectivement, cette règle d’or, de ne jamais utiliser la fiscalité pétrolière pour financer le budget de fonctionnement, était respectée durant les années 1970. De 1969 à 1978, les recettes budgétaires totales, hors fiscalité pétrolière, se sont élevées à 97 milliards de dinars ; alors que les dépenses de fonctionnement ont été de 71 milliards de dinars, dégageant ainsi une épargne budgétaire sans la fiscalité pétrolière. Malheureusement, un inquiétant dérapage a été enregistré ces dernières années, puisqu’une partie non négligeable de la fiscalité pétrolière (68% en 2011) va au financement du budget de fonctionnement. En effet, les recettes ordinaires n’ont couvert que 50% des dépenses de fonctionnement en 2009. Ce taux de couverture s’est aggravé puisqu’il s’est limité à 48% en 2010 et 36% en 2011 ; donc 64% du budget de fonctionnement est couvert par la fiscalité pétrolière. Sur trois fonctionnaires employés par l’Etat, deux sont payés sur la fiscalité pétrolière ! Sur chaque équivalent de baril de pétrole exporté, 28,5 US $ en 2009 ; 38 US $ en 2010 et 70 US $ en 2011, sont partis vers le budget de fonctionnement. Cela signifie qu’au niveau actuel du volume d’exportations, si le prix du baril descend à moins de 70 US $, il ne restera plus un seul dinar de recettes pour financer le budget d’équipement ! Pour faire face au danger imminent de déficits structurels intenables, il faut travailler à la réalisation des trois hypothèses suivantes :
- Parier sur un prix de baril supérieur à 115 US $, celui qui était nécessaire pour financer la totalité du budget de l’Etat en 2011 ;
- Maintenir les dépenses budgétaires à un niveau acceptable, à savoir appliquer une austérité budgétaire ;
- Maintenir les exportations d’hydrocarbures à un niveau au moins égal à celui réalisé en 2011.
En ce qui concerne le prix du baril, beaucoup de facteurs poussent vers l’incertitude dans les marchés de l’énergie, à court terme :
- la montée de la consommation dans les pays émergents,
- la nécessaire réduction de l’émanation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère,
- les crises de l’endettement dans les pays de la zone euro,
- ce qui est appelé «le Printemps arabe» dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord,
- la capacité d’autosuffisance en gaz aux Etats-Unis, grâce à la production de gaz non-conventionnel.
Malgré cette incertitude sur le court terme, les prix se situeront autour de 100 US $/baril en valeur réelle ; même si des fluctuations importantes sont enregistrées. Le prix moyen a été de 38 US $ entre 1990 et 2011 ; passant par des niveaux différentiés, 147 US$ à mi-2008 et 35 US $ en décembre de la même année. En 2011, il a fluctué entre 75 US $ et 125 US $. Il apparaît très risqué de parier sur un baril à 115 US $. En ce qui concerne l’austérité budgétaire, le budget de fonctionnement a enregistré des augmentations très fortes, 50% de plus en 2011 par rapport à 2010. Cela a été justifié par le volume important des rappels. Plusieurs facteurs poussent vers le pessimisme quant à la capacité de l’exécutif à maintenir le budget de fonctionnement à son niveau actuel. La nature des dépenses réalisées dans le budget d’équipement entraînera une augmentation importante des dépenses récurrentes pour le fonctionnement et la maintenance des équipements nouveaux. La qualité décevante des services sociaux (santé, éducation, services à la population…) ainsi que le niveau faible de fourniture des moyens de services dans l’administration nécessiteront des augmentations importantes du budget de fonctionnement. La faiblesse de la capacité régalienne de l’administration face aux manifestations diverses des fonctionnaires et des populations démunies poussera à l’augmentation des salaires et autres transferts. D’où la difficulté d’envisager des baisses sensibles dans le budget de fonctionnement. En ce qui concerne le niveau d’exportation des hydrocarbures et si la tendance enregistrée ces dernières années dans la baisse de production et l’accroissement de la demande interne se poursuit, le pays enregistrera une baisse très forte des exportations d’hydrocarbures à l’horizon 2018-2020. A cet horizon, la baisse probable de production de pétrole se situera à 30% et la demande interne augmentera de 75%. Pour le gaz, la baisse de la production serait de 10% et l’augmentation de la demande interne de 35%. D’où la forte probabilité d’une baisse importante de la capacité d’exportation et ce faisant une baisse sensible des recettes budgétaires à l’horizon 2018-2020, dans moins de dix ans ! Il faut rappeler que lorsque la production de pétrole était tombée de 54 millions de tonnes en 1978 à 31 millions de tonnes en 1982, il s’en est suivi, avec la baisse du prix du baril en 1986, les événements douloureux qu’a connus l’Algérie pendant plus d’une décennie. Il reste les possibilités d’utilisation des schistes bitumineux, mais ceci, dans une perspective à plus long terme, avec des investissements importants face à une rareté des recettes d’un côté et les problèmes de disponibilité des quantités d’eau nécessaires à cet effet ainsi que la technologie à maîtriser, de l’autre. Vous l’aurez compris, face à ces défis, l’urgence d’une prise de conscience collective de la nécessité du changement du système de gouvernance s’impose comme le fil conducteur et le point de départ de notre redressement. Et toute la stratégie consistera à sortir la rente de sa situation actuelle, au service de la corruption et de la prébende, pour la mettre au service du développement et de la protection pour la période nécessaire au redressement du pays. Le sentier de la déliquescence de l’Etat est prévisible et même visible. Il suit celui de l’amenuisement de la rente et l’augmentation de l’appétit des prédateurs. L’amenuisement de la rente est inscrit dans la politique aventureuse d’exploitation des hydrocarbures. Le chemin de l’augmentation de l’appétit des prédateurs suit celui de la corruption. Mais la rente se rétrécira lorsqu’il ne sera plus possible d’exporter assez de pétrole et de gaz pour la nourrir. Le pays persistera, alors, dans la situation de non-gouvernance avec la forte probabilité de vivre en même temps la violence sociale, le banditisme et la violence terroriste. Pour faire face aux huit défis, dans un contexte marqué par la baisse importante des capacités d’exportation d’hydrocarbures et de baisse sensible des recettes budgétaires, il faut que l’Algérie mette d’urgence en place un système de gouvernance dans lequel les citoyens puissent s’exprimer et sanctionner, c'est-à-dire où les citoyens ont les moyens d’exiger des comptes de la part de leurs gouvernants et d’en recevoir effectivement. C’est toute la dimension du débat responsable et lucide auquel j’appelle par cette contribution. Je m’adresse aux citoyennes et citoyens jeunes et âgés, en Algérie et à l’étranger, mais aussi aux étudiants et universitaires, aux travailleurs des secteurs public et privé et aux syndicalistes, aux fellahs, aux responsables des associations de la société civile, aux gens des médias, aux hommes d’affaires nationaux. Tous ceux qui ont à cœur de sauver l’Algérie doivent se mobiliser dans ce débat crucial pour l’avenir immédiat de l’Algérie. Pour que ce débat aboutisse à des solutions, il faut l’organiser. Il faut mobiliser ; à titre individuel mais surtout en groupes au niveau local, tous les moyens de communication qu’offrent les réseaux sociaux, sans négliger les discussions directes. Il faut créer des blogs dédiés à ce sujet. Par exemple, le lancement de cercles de débats sur l’avenir de l’Algérie peut offrir un instrument efficace de communication. L’Algérie n’a plus de temps à perdre.
A. B.

In Le Soir d'Algérie, 03 -10-2012

1 commentaire :

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