lundi 8 août 2011

Grevé par la surtaxe, la bureaucratie et les parasites : Le bateau livre à la dérive


Rym et Mehdi, étudiants à la fac de lettres d’Alger, scannent les étals de la librairie du Tiers-Monde, rue Ben M’hidi (ex-Isly). Leurs yeux brillent d’envie à la lecture de la quatrième de couverture de Ce que le jour doit à la nuit, le dernier roman de Yasmina Khadra. Mais le prix inscrit en bas de la page, 950 DA, anéantit toute l’ardeur soulevée par le résumé du best-seller. L’ouvrage regagne sa place : budget insuffisant ! Pourtant, le rachat par les Editions Sedia des droits auprès de la Maison Julliard a fortement contribué à diminuer la facture. C’est que la chute du pouvoir d’achat ne permet pas à un salarié moyen d’acheter un bouquin qui coûte 5% de son salaire, encore moins à des étudiants. C’est tout le drame du livre. Faut-il désormais ranger les librairies parmi les boutiques de luxe ?
Le SOS lancé par le libraire Bousaâd Ouadi et publié dans les colonnes de divers journaux, au début du mois de juin, résonne encore comme un poignant coup de gueule, reflet du naufrage du métier et de toute la chaîne de distribution et de diffusion du livre en Algérie. Le secteur est moribond : prix inaccessibles pour le lecteur, taxes excessives pour l’éditeur, domination des barons de l’import/import dans le circuit de diffusion, etc. Dépositaire du pouvoir, le ministère de la Culture réagit par à-coups, en annonçant depuis au moins une décennie un avenir radieux par la grâce de mesures présentées comme la panacée.
Boussaâd Ouadi, gérant des libraires Al-Idjtihad et les Beaux-Arts, au cœur d’Alger, déplore l’absence de formation et d’un réseau national de distribution. Selon lui, la chaîne est plombée : «Les éditeurs algériens sont devenus étroitement dépendants du budget de l’Etat. Ils y ont perdu leur âme, leur créativité et leur utilité sociale ou culturelle. Les associations professionnelles ont volé en éclats, victimes des appétits voraces de quelques entremetteurs zélés et de la domination des livres parascolaires et de propagande religieuse et porteuse de dangers pour la nation.»Avant lui, Amine Zaoui, écrivain et ancien directeur de la Bibliothèque nationale, avaient tiré, avec d’autres professionnels la sonnette d’alarme. Ayant en mémoire un passé meilleur (dans les années 1970, le pays comptait plus de 600 bibliothèques municipales), Zaoui, déplorait à chaque occasion la disparition de ce patrimoine.

Le livre est mort, vive le livre religieux !
Sur les ruines des bonnes librairies, du réseau de la SNED et des bibliothèques achalandées, des milliers de librairies militantes et de pseudo maisons d’édition, œuvrant pour le compte de la propagande islamiste, ont pris d’assaut l’espace public, profitant de la baisse de vigilance de l’Etat et de la permissivité des structures locales. On connaît les ravages de cette littérature venimeuse. La success story perfide de l’édition islamiste est symptomatique du déclin de la profession. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour enregistrer un éveil, ne serait-ce que dans le discours, de la part de l’Etat.
Dans son intervention à l’occasion des premières assises du livre, le 11 décembre 2002 à la Bibliothèque nationale du Hamma, Khalida Toumi, ministre de la Culture et à l’époque, porte-parole du gouvernement, avait déclaré ceci : «Notre volonté est de faire du livre et de la lecture un axe stratégique du développement culturel de l’Algérie.» Consciente de l’ampleur du désastre, elle a mis en avant un projet baptisé : Politique nationale du livre, censé «renforcer ce qui existe et créer ce qui manque.»
Dans l’ordre, la ministre a préconisé alors, de repenser le statut des bibliothèques, d’intégrer le réseau de libraires dans le paysage culturel de l’Algérie, de réglementer l’importation pour éviter les abus, de créer des structures de stockage et de messagerie pour rationaliser l’acheminement du livre vers le lecteur. Mme Toumi donna ainsi un écho favorable aux attentes les plus chères des gens de métier invités aux assises. Son analyse de fond n’omet pas un seul aspect de la problématique. «Nous voulons rétablir et garder le contact entre le livre et le lecteur, et faire de l’Algérien un grand lecteur, un consommateur de l’écrit dans sa grande variété et dans son sens le plus noble. » conclut-elle.
Dix ans après ces nobles promesses, quel bilan peut-on dresser de cet engagement ? N’ayant pu, en dépit de plusieurs tentatives, prendre langue avec les responsables du département de la culture, nous nous en tiendrons aux déclarations de la ministre, lors de l’ouverture officielle du Salon international du livre (SILA) 2010, en octobre dernier, sans négliger l’avis des professionnels.

Profession : Maquignon du livre
Khalida Toumi a annoncé la mise en œuvre de mesures et de dispositifs d’ordre législatif, réglementaire et institutionnel, l’allègement de la TVA ou encore l’institutionnalisation de plusieurs festivals (SILA, Feliv, Lire en fête…). Elle a annoncé aussi la création imminente du centre national du livre, ainsi que des intentions pour la réintroduction de la lecture à l’école.
En dépit des réalisations qu’il faut porter au crédit du gouvernement, le malaise persiste et chaque segment souffre de nouveaux problèmes. Paradoxalement, l’argent qui coule à flots y est pour quelque chose.
Entre deux coups de fil liés à l’organisation du 4e Festival de la littérature et du livre de jeunesse, dont il est le commissaire, Azeddine Guerfi, directeur des Editions Chihab, explique la déstabilisation du système par une nouvelle faune de parasites.
«Chaque année, il y a des centaines de milliards dépensés pour les acquisitions faites par les universités, les instituts et les différentes bibliothèques, qu’elles dépendent du ministère de l’Intérieur ou de celui de la Culture. Or, au lieu d’acheter chez le libraire du coin, qui, lui, s’approvisionne chez le distributeur ou l’éditeur, les bibliothèques lancent des avis d’appel d’offres ou des consultations restreintes pour passer commande. »
Ces pratiques ont permis l’émergence de nouveaux métiers qui n’existent nulle part ailleurs. Des charognards sont devenus des importateurs, accaparant 80 à 90% des marchés, affirme encore Guerfi. Dès lors, les fonds publics destinés à ces acquisitions ne profitent qu’à une caste d’importateurs au détriment des professionnels du livre. La régulation est encore plombée par ce conflit entre les ministères de l’Intérieur et celui de la Culture autour de la gestion des bibliothèques communales. Le département de Toumi semble toutefois s’engager dans un projet qui, s’il aboutit, fera le bonheur des éditeurs. Voilà quelques mois, la ministre de la Culture, après consultation d’un nombre d’éditeurs, s’est engagée à obliger les bibliothèques à s’approvisionner, à hauteur de 40% de leurs commandes, auprès des éditeurs algériens.

Credoc mon amour !
Comme bon nombre d’éditeurs qui font de la résistance et défendent leur métier, Azeddine Guerfi préconise quelques pistes de réflexion pour dynamiser l’industrie du livre. A commencer par la modification du statut de l’éditeur, de prestataire de service à producteur. «En changeant de statut, explique notre interlocuteur, l’éditeur bénéficiera d’une réduction de 6% sur l’IBS, car l’impôt sur le bénéfice des sociétés (I.B.S.) pour un producteur, est fixé à 19%, alors que celui du prestataire est de 25%. » En étant producteur, l’éditeur gérera aussi son stock de papier et pourra importer sa matière première. Il bénéficiera des mesures spéciales d’importation qui lui permettront d’utiliser d’autres moyens de paiement que le credoc. Ce qui réduira ses coûts de production de plus de 25% et, de ce fait, entraînera une baisse sensible du prix public du livre.
Selon Azeddine Guerfi, la faiblesse du réseau de librairies pénalise la bonne diffusion du livre. En dehors d’Alger, où subsistent quelques bonnes enseignes, le désert «livresque» a achevé de détruire le réseau, y compris dans de grandes villes comme Constantine où il n’existe plus que deux bonnes librairies.
L’absence d’aide à la création de librairies (mesure fiscale, aide bancaire, location, etc.) et le manque de formation n’encouragent pas l’investissement dans une librairie.
«Si les pouvoirs publics attribuaient un local par commune pour le commerce de la librairie, et cela dans le cadre de la politique de Monsieur le président de la République concernant la mise à disposition de 100 locaux commerciaux pour les jeunes dans toutes les communes, (150 000 locaux), le réseau des librairies se verra enrichi d’au moins 1500 librairies», explique-t-il. Faut-il souligner que les promesses d’allègement fiscal n’ont pas été concrétisées à ce jour. A la place, le credoc, imposé par la loi de finances complémentaire de 2009 a ajouté aux difficultés !Contre mauvaise fortune, les professionnels font bon cœur et résistent. Quant au lecteur, cela fait longtemps qu’il ne fait plus partie des types sociaux en Algérie.
Selon les statistiques du ministère de la Culture, 448 bibliothèques de lecture publique ont été créées entre 2006 et 2007. A cela s’ajoutent 174 bibliothèques, dont 22 principales dans les chefs-lieux de wilaya et 152 autres bibliothèques locales. Le programme vise à créer, à l’horizon 2014, 48 bibliothèques principales de lecture publique au niveau de la totalité des chefs-lieux de wilaya et 400 bibliothèques de lecture publique locales relevant du ministère de la Culture. Par ailleurs, et dans le cadre du soutien de l’Etat au livre, les chiffres du ministère nous apprennent que 1227 titres et 100 maisons d’édition ont bénéficié de ce soutien, entre 2006 et 2007, pour 1021 titres, ainsi que 150 maisons d’édition, entre 2008 et 2009. Pour la période 2010 et 2011, environ 1400 titres seront soutenus.

Boussaâd Ouadi, libraire : 
«Ils ont tué le commerce du livre»


-Dans votre contribution sur la situation du livre, vous dites que le phénomène de désertification a commencé depuis 3 ou 4 ans, est-ce que vous pouvez confirmer ce constat ?
Avec la libéralisation de l’économie au début des années 1990, on s’était dit que cela pouvait profiter aussi au livre. Pas de frontières pour la production locale ou importée, les gens veulent lire, ils se moquent que le livre soit édité à Paris ou à Alger. Jusqu’à 2006 c’était super. Il y avait du pluralisme, des librairies partout et la Sned s’était restructurée. En 2006 ils nous ont sorti une loi : les importateurs de livres doivent avoir un capital de 20 millions de dinars. Ensuite d’autres mesures nous ont été imposées : il faut un certificat phytosanitaire, un certificat d’homologation, un certificat de conformité, un visa du ministère de la Culture, un autre visa du ministère des Affaires religieuses et un visa de la police. Ce n’est pas possible ! Pour importer un petit carton de livres par avion, je passe trois semaines à courir entre je ne sais combien d’administrations.
Ils m’ont interdit la bible du PC, un bouquin d’informatique. Le directeur du ministère des affaires religieuses m’a appelé pour me culpabiliser. J’ai dû faire un dessin pour expliquer que c’est un bouquin d’informatique, il a dit que c’était kif kif. Ça, c’est pour les interdits. Le coup de grâce, c’est la loi de finances 2009. Avec le credoc, c’est la mort totale. Dans le domaine du livre, nous fonctionnons selon un système très simple : les éditeurs du monde entier prennent le risque de publier un livre et vont chez le libraire lui demander de le placer : tu le vends, tu me payes. Maintenant, ils nous obligent à payer cash trois mois avant que le livre n’arrive. On mobilise la somme, on paye les droits de douanes et les taxes avant même que le livre n’arrive, c’est impossible ! Ils ont tué le commerce du livre.

-Pourtant, la ministre a parlé d’aide aux éditeurs et a fait beaucoup de promesses pour une nouvelle loi sur le livre …
Je ne veux pas être politique mais j’ai l’impression que dans le livre comme dans l’éducation ou les infrastructures, il est certain que l’Etat a mis de l’argent et des moyens colossaux, mais quand on voit les résultats, c’est la montagne qui accouche d’une souris. Au nom de la même philosophie politique, dans le bâtiment, dans l’agriculture ou dans le livre, c’est la même chose et ça consiste en quoi ? Dégager des budgets, fixer des objectifs quantitatifs, c’est-à-dire on va faire un million de livres, faire coller ça à des manifestations politiques : l’année de l’Algérie en France, l’Islam à Tlemcen, le 5 Juillet, le 1er Novembre, soit des objectifs à caractère politique et même politicien, auxquels on veut accoler des politiques du livre.
Mais la culture, elle, n’obéit pas à ça, elle a besoin de créateurs libres, d’éditeurs libres, de lecteurs libres de choisir. Le rôle de l’Etat s’est limité à injecter de l’argent pour une clientèle déterminée.
Après, on connaît le système, c’est la cooptation, ils se payent des 4x4, pour faire des bouquins que personne ne lit. Ces pseudo éditeurs, une fois qu’ils ont l’argent dans la poche ne distribuent pas les livres dans les librairies. Des milliers de livres qui sont aidés et publiés, on ne les voit pas.

-Justement vous parlez aussi de cette faune de parasites qui s’est greffée sur le circuit et que vous appelez barons de l’import import…
Le fait que notre économie soit basée sur la rente pétrolière qui profite à la mafia d’importateurs, ça tue les producteurs locaux. La vraie politique, pour revenir au livre, c’est d’investir comme dans un chantier. Quand on veut construire une maison, on ne commence pas par le toit, on fait d’abord les fondations. Ça fait des années qu’on leur dit : il s’agit de sortir des encyclopédies algériennes, des dictionnaires algériens, voilà des chantiers qui auraient mobilisé des enseignants, des écrivains, des scientifiques. Qui auraient pu permettre sur des années de produire du savoir.
Une dernière chose : la lecture publique. Un livre qui vaut 1200 DA, je ne peux pas l’acheter, je dois pouvoir aller à la bibliothèque d’en face et l’emprunter avec une carte d’abonnement de 200 DA/an. Tous les libraires seraient heureux de pouvoir vendre aux bibliothèques du quartier les livres qui sortent, et les gens qui ne peuvent pas venir chez moi ils iront à la bibliothèque en face. Mais ça, ils n’en veulent pas. Résultat : les bibliothèques sont devenues des salles de travail.

-Vous dites aussi que l’un des problèmes c’est le démantèlement brutal du secteur public de l’édition sans qu’aucune vision d’avenir ait été envisagée. Vous pouvez nous en dire plus ?
Il ne peut y avoir de politique «culturelle» s’il n’y a pas d’infrastructures, des imprimeries, s’il n’ y a pas une armée d’éditeurs, de correcteurs, d’infographes….. Ils ont fermé la seule école d’art graphique qui existait à El Affroun, et puis dans la catastrophe il ont créé un centre de formation qui fonctionne sans les professionnels et forme des gens qui sont livrés à la rue. Bref, il n’y a pas de formation de base, pas de fondations. Et qu’est ce qu’on fait sinon ? On importe.

-Il existe tout de même des hirondelles…
La nature a horreur du vide. Quand je critique, ce n’est pas du négativisme, je touche aux fondements. Heureusement qu’il y a de petites choses qui se font bien, mais il ne faut pas oublier, la maison, elle est là. Vous avez un toit et des murs, mais il n’y a pas de fondations. Je ne vais pas nier qu’il y a quelques écrivains, quelques éditeurs, mais par rapport à ce qu’on pouvait faire avec cette manne financière, c’est peut être un moment de notre histoire qui ne se renouvellera jamais.

Nouri Nesrouche
El Watan, le 07-08-2011

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