samedi 16 juin 2012

La crise chronique de l’université algérienne

Repenser l’université ou notre manière de voir et d’agir ?
Par Ahmed Rouadjia
«Repenser l’université», tel a été le titre donné au séminaire organisé à l’université d’Oran les 26 et 27 mai 2012 et auquel ont été conviés des universitaires nationaux, hautement préoccupés par la détérioration constante de l’état de l’enseignement et de la recherche dans notre pays. L’Algérie, après avoir été longtemps «le phare» du Tiers-Monde et sa pointe avancée en matière d’éducation, mais aussi en matière de  diplomatie active enviée de par le monde, sombre aujourd’hui dans un coma profond. Initié par le professeur Djamel Guerid, qui a bénéficié de la compréhension et de l’appui de M. le recteur de l’université d’Oran, ce colloque auquel j’ai pris part s’est déroulé dans une atmosphère empreinte de chaleur, de sérieux, de sérénité, avec des débats fructueux. C’était  une occasion pour les participants de discuter de manière dépassionnée des problèmes constitutifs de l’impasse dans laquelle se trouvent confrontés l’enseignement et la recherche en Algérie depuis plus de deux décennies.

Un séminaire qui détonne sur les colloques habituels
Ce séminaire ne ressemble pas à ceux auxquels on est habitué en Algérie. Il n’a pas réuni 60 ou 70 intervenants pour tout dire et ne rien dire, mais seulement 14, qui ont accepté d’y prendre part, non pas pour «décrocher» un certificat de participation ni pour «apurer» des contentieux anciens avec leurs adversaires, mais pour débattre gravement mais sereinement des vrais problèmes auxquels se trouvent confrontées l’université et la recherche en Algérie. Plutôt que de verser dans des généralités abstraites et désincarnées et de se gargariser de concepts détachés de leur contexte, les conférenciers ont opté pour une approche dépourvue à la fois d’artifices et de langue de bois. Faisant preuve d’un esprit méthodique, fondé sur une analyse critique se reportant à la fois sur l’actuel et l’épistémologique, ils ont essayé de mettre au jour les facteurs constitutifs de l’ankylose de l’université algérienne et de ses élites, tant politique qu’intellectuelle. C’est en ce sens que ce séminaire tranche, si j’ose dire, par son originalité, d’avec la monotonie fastidieuse de certains séminaires et colloques baptisés pompeusement «nationaux» ou «internationaux», mais sous la dénomination desquels se cachent souvent une inflation verbale et des palabres à n’en plus finir. Le mérite de ce séminaire, à l’intitulé sobre, réside, selon moi, dans deux choses :
-A - d’avoir convié des enseignants chercheurs, non pas d’après des affinités idéologiques ou d’appartenance à des chapelles aux enjeux étroits, mais selon des critères de compétence avérés. En effet, les participants se distinguent tous par leur forte implication dans le domaine de la recherche qu’attestent leurs  travaux et publications de qualité ;
-B - d’avoir su poser les questions les plus pertinentes concernant la crise chronique que traverse l’université algérienne depuis la réforme de l’enseignement supérieur décrétée en 1971, et qui marque l’acte fondateur d’un système éducatif national algérien en rupture quasi totale avec la conception, les contenus et les méthodes d’enseignement légués par la colonisation. En dépit de la différence de leur cursus universitaire, de leur trajectoire intellectuelle spécifique et de leur sensibilité «idéologique», les conférenciers ont déclaré tous à l’unisson que notre université est bel et bien malade, victime d’une torpeur dont les causes sont imputables à des facteurs multiples. Les plus saillants gisent tant dans sa crise de croissance quantitative que dans son incapacité à adapter ses méthodes et ses contenus pédagogiques aux exigences scientifique du monde moderne. Sa croissance quantitative s’est faite au détriment de son évolution qualitative qui se dégrade d’année en année. Dégradation qui se reflète au travers d’une foule d’indices et de pratiques visibles à l’œil nu : méthodes d’enseignement surannées ; contenus indigents et indigestes des matières enseignées ; démotivation et désaffection des étudiants et des enseignants envers le savoir désintéressé ; poursuite effrénée en vue de la réussite ou de la promotion individuelle sans contrepartie en termes d’efforts productifs ; affaissement des valeurs éthiques qui se traduisent par la démission de ses responsabilités civique et civile, et enfin érosion de l’esprit d’examen qui fait le lit de la médiocrité qui semble, partout, triompher de la raison critique. 

Voir autrement les missions de l’université
L’unanimité s’est faite autour de l’idée- centrale qu’il n’est plus admissible de cantonner l’université dans une fonction de pure forme où le symbolique et le quantitatif l’emportent sur l’effectif et le qualitatif. Notre université n’assume pas les missions qui lui sont logiquement dévolues : celles de produire le savoir et le sens. Elle n’est plus que le lieu où se pratiquent la répétition et le hifdh (la mémorisation) pour reprendre l’heureuse expression du professeur Guerid, mémorisation qui tue justement le savoir et la découverte du sens des choses et de la vie. Si elle avait été à un moment donné de notre histoire post-indépendance à la hauteur de sa mission enseignante, le lieu d’une production et d’une réflexion scientifique fécondes, elle n’est plus aujourd’hui que  cette «fabrique» du non-sens, de la médiocrité élargie, et proliférante. Notre université a bel et bien changé. Mais dans quel sens ? Par rapport à hier, elle «se trouve, aujourd’hui, face à des problèmes nouveaux et inédits. Ont changé tout à la fois les composantes étudiante et enseignante, la langue et la culture dominantes, les rapports pédagogiques, le rapport au travail et au savoir et la vision du monde et de l’avenir. Ces problèmes n’ont pas eu le traitement qu’ils méritent ni par la tutelle ni par la recherche, prises l’une et l’autre dans la culture statistique et quantitativiste. Le résultat est que l’université réellement existante attend toujours son analyse scientifique, que les différentes parties prenantes sociales ne cessent d’appeler à une mutation décisive, c’est-à-dire au passage de l’impératif quantité à l’impératif qualité» (D. Guerid). L’objet premier de ce séminaire a été justement, dans l’esprit de ses promoteurs, de poser les jalons d’une réflexion qui puisse inverser l’ordre des priorités, en remettant les choses à l’endroit, c’est-à-dire d’opérer le passage d’une université productrice de l’enfantillage, de l’abêtissement par le remplissage du «crâne», par  l’«utilité» immédiate qui accorde le primat à la quantité, à une université productrice d’un savoir expurgé de ses poncifs et capable d’éveiller l’esprit en aiguisant son sens critique.

Un constat implacable
Comment restituer de manière fidèle la physionomie générale de notre université ? La réponse se trouve dans le contenu et les modalités d’enseignement et de transmission du savoir. Une fois ces éléments explicités, le reste  suivra. L’un après l’autre et se complétant, les intervenants ont pu cerner de façon précise les problèmes essentiels qui constituent autant d’obstacles à l’émergence d’une université nationale performante et digne de rivaliser en qualité avec ses homologues dans le monde. Pour ce qui concerne la pédagogie, la formation et la recherche  qui constituent la clef de voûte d’une université digne de ce nom, le professeur Abdelkader Lakjaâ note qu’on en est réduit à un état de «bricolage adaptatif», syndrome qui affecte aussi bien les enseignants que les étudiants. Et lorsque les bacheliers atterrissent à l’université, ils ont affaire à des enseignants qui ne leur expliquent pas ou qui ne savent pas leur expliquer la manière de prendre des notes ou de synthétiser leurs idées. Rares également sont les enseignants qui en fournissent la bibliographie appropriée. Et Lakjaâ de s’interroger : «Comment conceptualiser quand les cours et les TD sont médiocres, quand les équipes pédagogiques ne se réunissent que pour discuter des futilités et quand l’esprit tribal domine à l’université ?» Et que dire des enseignants indifférents à la recherche ? Ils ne sont pas rares et l’on ne saurait accuser tous les recteurs d’être de mauvaise volonté quand certains d’entre eux ne se montrent guère avares en matière de fourniture des moyens pédagogiques à ceux qui voudraient travailler. Lakjaâ cite un exemple qui illustre bien la démission et le repli coupable de quantité d’enseignants : le recteur d’Oran met à la disposition des siens quatorze bureaux équipés d’ordinateurs, d’imprimantes, de téléphone, fax, etc., mais seuls deux d’entre eux ont été effectivement utilisés ! Information qui a fait réagir Mme Souad Bejaballah, secrétaire d’Etat chargée de la recherche scientifique, présente au colloque, et qui s’est demandé avec surprise pour quelles raisons ces douze bureaux sur les quatorze ont-ils été désertés…
Le professeur Mohamed Ghalamallah, de l’université d’Alger, déplore certains traits de comportement chez les enseignants qui dispensent leurs cours «de manière individuelle», sans concertation ni coordination. Chacun  y va de sa propre méthode d’enseigner et la pédagogie collective, fondée sur l’harmonisation et la cohérence, se trouve être la grande absente. Le chaos touche également les corrections des copies d’examen au point que «les notes sont attribuées de façon subjective», ajoute Ghalamallah, qui fait observer par ailleurs que «le rôle d’expertise de l’université est d’autant plus démonétisé» qu’elle n’est plus considérée comme un acteur sérieux auquel on devrait se fier. La crise que nous vivons «dépasse l’université, car le tout est organisé autour de la rente, non autour de la rationalisation des potentialités existantes». Le professeur Mohamed Bahloul, de l’université d’Oran, quant à lui, compare la Corée du Nord à l’Algérie en matière de production, puis l’Allemagne et à la France en matière éducative et compétitive avant de se questionner:  «Pourquoi certains pays, avec peu d’investissements, ont-ils réussi leur transition, pendant que d’autres, avec d’énormes moyens, comme l’Algérie, échouent-ils ?» La réponse est que la réussite des premiers tient à l’usage rationnel des ressources et des compétences existantes, et l’échec des seconds à la mauvaise gestion et au gaspillage de ces matières précieuses. Pour le cas précis de l’Algérie, Bahloul fait observer à juste titre que celle-ci ne dilapide pas seulement ses «matières grises» existantes, mais elle en fabrique désormais  et en grand nombre de mauvaise qualité, qu’incarnent, en l’occurrence, «les semi-instruits» et qui «sont bien plus dangereux que les analphabètes» dans la mesure où ces derniers suivent ‘‘moutonnièrement’’ «l’élite» gouvernante quand les premiers se montrent stériles, arrogants et pleins de fatuité. L’université algérienne serait donc ce lieu propice où se fabriquent à la chaîne cette nouvelle «race» de semi-instruits dont le triomphe  empêche l’émergence d’une vraie élite nationale qui pense de manière critique et indépendante par rapport au pouvoir.
Pour Bahloul, une vraie élite devrait subir des épreuves de passage douloureux et se soumettre aux rites d’initiation que ces épreuves requièrent, à défaut de quoi on aboutirait à reproduire l’indigence intellectuelle, le semblable et le monotone dont nos regards sont déjà saturés. C’est pourquoi il cite le cas de l’ Indien Gandhi qui aurait été favorable à un tri drastique consistant à séparer le bon grain de l’ivraie. Aussi, nous convie-t-il à bien y réfléchir : la sélection par «les épreuves» et  les mérites sont les seuls critères de légitimité…

De l’hétéronomie de la volonté et du savoir «délabré»
Il n’existe pas, en Algérie, une élite bien formée et indépendante, mais un ensemble hétéroclite d’individus «diplômés», mais complètement hétéronomes, au sens que donne Kant à ce mot : absence d’autonomie. C’est autour de ce concept que le professeur Abderazak Dourari a déroulé une partie de son exposé en montrant que notre soi-disant «élite intellectuelle» est tout sauf autonome par rapport aux paradigmes idéologiques dominants. Produit d’un «savoir délabré», elle ne peut penser et agir qu’en abdiquant son autonomie et son esprit critique,  qui sont pourtant les deux traits constitutifs de l’élite affranchie des  tutelles et des allégeances qui sont aussi bien contraignantes qu’inhibitrices de la volonté. L’élite politique n’est pas en reste. Fermée et opaque comme les ténèbres, elle se fait ennemie de la transparence. Craignant la clarté du jour, elle se réfugie dans les recoins les plus sombres de la nuit. En guise de preuve de ces travestissements de la vérité, de cette occultation des faits «dérangeants», Dourari cite les divers rapports produits par des commissions d’enquête ad hoc, mais dont les révélations accablantes sur le «délabrement» du système éducatif aussi bien que sur le recul dangereux du système judiciaire criminalisant tout acte jugé «iconoclaste», ont été escamotées, passées sous silence. Ainsi en est-il du «Rapport Algérie 2000», de la commission Sakhri, du rapport sur l’éducation de la commission dont je fais partie, de celle de Issad relative au fonctionnement de la justice, et de la commission de Ben Salah, etc. Aucun des rapports de ces commissions n’a été ni publié ni appliqué. Le déclin ne touche pas seulement les sciences humaines et sociales, il affecte aussi les divers secteurs de la vie sociale. «Tout le monde, ajoute Dourari, a fait le constat que ça ne marche pas, mais nul n’a trouvé la réponse. On a importé le LMD, alors que les conditions de son application ne sont pas réunies chez nous. Des recteurs sont depuis 18 ans à la tête de l’établissement…On ne veut pas que le chercheur ait un stage scientifique… Résultat : ankylose de la pensée. L’Islam, dans sa version ritualiste et répétitive est bloqué. Condamné à une raison immobile, selon Arkoun. Nous sommes prisonniers de la pensée aporétique. Notre statut de chercheurs est méprisé, rejeté. Par ailleurs, la pensée critique est interdite dans la société algérienne. Elle est perçue comme une production de la sédition.»

Le culte aveugle des chiffres et le triomphe de «l’insignifiance»
Le pouvoir politique ne semble s’accommoder du savoir que soumis ou asservi à ses desseins politiques ; allergique au savoir fondé sur le raisonnement critique, il ne plébiscite que la pensée «jetable», les chiffres sans examen critique et les résultats d’actions déterminées dans le temps court. Aux réflexions approfondies et de longue durée, il préfère les plus superficielles et les moins longues. Le professeur Rabah Sebaâ, de l’université d’Oran, a trouvé les mots les plus justes pour qualifier cette posture officielle qui répugne aux raisonnements, comme si cette activité de l’esprit relevait de l’inanité.
Il résume cet état d’esprit qui préside aux représentations et au mythe officiel par le mot : «Recherche- Action», qui rime avec «tu m’amènes un chiffre ou deux, une information, qui répond aux urgences, et point à la ligne. Ce faisant, on rejette d’emblée les réflexions analytiques et épistémologiques comme superflues. Elles sont dévaluées. Le résultat en est la montée de l’insignifiance», c’est-à-dire le triomphe du superficiel au détriment de la découverte du sens profond des choses. On prise donc les chiffres, on en raffole même. Tout se passe, en somme, comme si les chiffres étaient une vérité absolue et qu’ils contenaient de manière intrinsèque les clés d’explication des phénomènes sociaux et économiques, et que les informations récoltées à la hâte, en fonction de «l’urgence», tenaient lieu  d’analyse et de «synthèse».

Ahmed Rouadjia. Professeur
In El Watan 2012-06-16

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