jeudi 10 mai 2012

Législatives de 2012 : L’enjeu de la prochaine présidentielle

Par Rachid Tlemçani
A la surprise générale, les islamistes en Tunisie, au Maroc et en Egypte ont remporté des victoires électorales, lors de la tenue d’élections législatives, perçues comme les plus démocratiques que la région ait jamais connues dans son histoire. La surprise était d’autant plus grande que les islamistes, qui ne se sont pas positionnés à l’avant-garde des mouvements de protestations, ont remporté une grande victoire. Les islamistes marocains et algériens ont même condamné le Printemps arabe, ils ont prétendu que ces manifestations sont manipulées de l’extérieur. A la lumière de ces élections, de nombreux observateurs en Europe et aux USA suivent attentivement les élections législatives en Algérie. Ces observateurs se demandent si le Printemps arabe n’est pas en train de transformer le Maghreb des peuples en un Maghreb islamiste ?

Candidats et protestations
Afin de discréditer le débat démocratique, une vingtaine de partis politiques, sans  assise sociale et sans programme politique, furent créés, du jour au lendemain, en prévision des législatives du 10 mai 2012. Ainsi, 44 partis participent à ce scrutin, avec 1842 listes de candidatures, auxquelles s’ajoutent 183 listes de candidats indépendants. 25 800 candidats sont entrés en compétition, ce nombre a presque doublé par rapport aux précédentes élections. Le nombre de sièges a aussi augmenté, il passe de 369 à 462, dont 30% de femmes. Ce scrutin s’inscrit dans un contexte socioéconomique et politique explosif, aussi bien le long des frontières, à la suite de la crise malienne, qu’à l’intérieur du pays. Au niveau intérieur, les citoyens recourent de plus en plus à l’émeute, aux sit-in, aux grèves de la faim, à l’immolation et à la harga pour faire entendre leur voix. La violence s’est installée au fil de la crise sécuritaire comme l’intermédiation entre Etat et société et entre élites et peuple.

Légitimation du néo-autoritarisme
Depuis l’élection du président Abdelaziz Bouteflika, l’hyper-présidentialisme a annulé de facto les prérogatives constitutionnelles de l’APN. La formation du gouvernement relève du seul désir du chef de l’Etat et n’obéit à aucune contrainte constitutionnelle. Aucun des grands dossiers sensibles, comme le bilan sécuritaire, la réconciliation nationale ou les grosses affaires de corruption (Khalifa, l’autoroute Est-Ouest, Sonatrach…), n’a fait l’objet d’enquête parlementaire. Il est même arrivé au Parlement de renier ses propres décisions (loi sur les hydrocarbures de 2006 et code des investissements 2009). Les députés ont pris l’habitude de se contenter de valider les décisions importantes du pays prises en-dehors des institutions formelles. Les députés ne sont évidemment pas dupes de la mission que le pouvoir leur assigne, ils sont même conscients des limites à ne pas transgresser. Dans une telle situation, les députés préfèrent tout bonnement vaquer à leurs affaires personnelles au lieu de s’occuper des affaires de la communauté. Le phénomène de l’absentéisme des députés a ainsi pris des proportions alarmantes. Des sessions plénières et des réunions des commissions sont tout simplement reportées faute de quorum. Pour pallier ce phénomène, le gouvernement compte introduire des amendements au règlement intérieur de l’APN. En un mot, le Parlement est relégué à un simple rôle de légitimation des décisions prises par le pouvoir occulte. En dépit de tout cela, le nombre de députés, dont les honoraires ont substantiellement augmenté, s’est élargi pour la prochaine assemblée.

Question de la fraude électorale
Aucun projet de loi n’a été initié pratiquement par l’APN durant trois législatures. Il était plus rationnel toutefois de réduire le nombre de députés pour des raisons de restrictions budgétaires en ces temps de crise. Mais l’Etat algérien est riche financièrement, la paix des braves au détriment de l’intérêt national n’a pas de prix. Il est bien sûr admis aujourd’hui que la fraude a caractérisé toutes les élections ainsi que les référendums, aussi bien sous le régime du parti unique, que sous le régime du multipartisme. Les responsables politiques, au pouvoir et dans l’opposition, ont publiquement reconnu, ces derniers temps, que les précédentes  élections ont été entachées de fraude massive. Les résultats électoraux ont fait l’objet de quotas octroyés à des groupes politiques, des clans et des personnalités. Ces quotas sont attribués selon des règles non écrites au sein du cabinet noir.
Le président Bouteflika, lui-même, a estimé qu’on a eu des élections à la Naegelen. «Depuis 62, le peuple n’a pas choisi librement les hommes appelés à diriger son destin», a-t-il souligné. Mais cette fois, les gouvernants nous assurent que le prochain scrutin sera libre et transparent. Les règles du jeu ont-elles pour autant changé ?

Taux de participation
Sans grande surprise, le citoyen algérien accorde très peu d’intérêt aux élections dans son pays, alors qu’il a suivi attentivement l’élection présidentielle en France. L’image de l’élu est dégradée aux yeux des électeurs. Le député est souvent associé à la recherche d’une aisance financière et d’une opportunité pour faire de bonnes affaires. Sans grande surprise, le taux réel de participation a été de tout temps très faible. Le taux officiel a été de 35% aux élections législatives de 2007.
La plus grande crainte des gouvernements pour le prochain scrutin est celle d’une très faible mobilisation électorale. Un taux élevé est jugé toutefois nécessaire pour crédibiliser les politiques mises en place durant trois mandats, d’autant plus que le président
Bouteflika ne compte pas briguer un quatrième mandat. Les plus hautes autorités de l’Etat, ainsi que des partis politiques n’ont pas cessé d’appeler avant même le lancement officiel de la campagne électorale à participer massivement à ce scrutin. Pour encourager les lecteurs à aller voter, les pouvoirs publics n’ont pas lésiné sur les moyens, y compris le chantage et la vindicte. Rien ne réprime pourtant dans la législation algérienne le boycott ou l’abstention.
Les candidats ont même déclaré que la prochaine législature fera office d’Assemblée constituante. Il semble que le président de la République confierait aux nouveaux députés la mission de réviser la Constitution. Si c’est le cas, la constitutionalité de cette assemblée sera problématique.
Le président Bouteflika lui-même est impliqué dans les prochaines élections législatives. Très peu loquace d’habitude, il a appelé cette fois-ci à plusieurs reprises les Algériens à voter massivement, alors qu’il ne s’était pas impliqué lors des précédentes élections. Il  a qualifié  le scrutin du 10 mai d’élection de rupture, c’est-à-dire de passage d’une époque à une autre. Le prochain scrutin constitue, selon lui, une date historique aussi importante que le déclenchement de la Révolution. Il a, en effet, lancé à l’occasion de la Fête internationale du travail un nouvel appel à voter massivement. Il a indiqué que «le prochain scrutin connaîtra une large participation des partis, y compris ceux nouvellement agréés, pour donner naissance à un Parlement démocratique et pluraliste». Le président de la République a toutefois mis en garde contre les conséquences de l’abstention parce que «tous les regards sont tournés vers l’Algérie». Comme prévision, le taux officiel de participation sera largement supérieur à celui du précédent scrutin.

Particularités du scrutin
La lutte au sein des partis pour le positionnement sur les listes a amplifié considérablement le discrédit de ces  élections. Au FLN, par exemple, 34 000 personnes ont déposé des dossiers de candidature. Des membres du comité central et des ministres furent écartés de la liste des candidatures. Les luttes internes ont débordé sur la place publique. Les chefs de certains partis politiques soumettent les candidats désireux d’être en tête de liste électorale à une contribution financière. Ces élections sont associées aux «élections de la chkara» (sac poubelle). L’argent amassé dans l’économie informelle et le bazar a fait une entrée tapageuse dans la campagne électorale.
Comme autre particularité, le RCD, qui, ayant participé aux législatives précédentes, a décidé de  boycotter ce scrutin. La fraude a commencé, selon  Saïd Sadi, avec  la mise à jour du fichier électoral. En revanche, le FFS a décidé de participer à ce scrutin. Pour Aït
Ahmed, cette participation permet à ses militants de se redéployer sur le terrain de l’action politique. Très étrange, Aït Ahmed n’a pas jugé utile de rentrer au pays pour activer une campagne électorale insipide. De par son charisme et sa probité, sa présence aurait pu la vitaliser. Il semble que le FFS aurait contracté un deal avec le pouvoir. Comme élément, un quota de députés lui aurait été attribué pour constituer un groupe parlementaire. Le FFS sera de ce fait le porte-parole de la question berbère au sein de l’APN. Comme autre facteur en faveur de la participation, elle s’explique par la crainte des retombées de la crise sécuritaire régionale. Cet argument est développé, par ailleurs, par tous les groupes politiques en faveur de la participation. En cas de faible participation, avertissent-ils, le puissant mouvement social sans leadership risque de déraper. Dans un tel scénario, le chaos guette le pays et, par conséquent, l’OTAN interviendra dans le pays pour rétablir l’ordre à l’image de la Libye. La «théorie du complot» des années 1960 et 1970 est actualisée du jour au lendemain. Un discours désuet est-il en mesure de mobiliser la génération post-octobre, la génération des réseaux sociaux ?

Islam séculier et Islam messianique
La lutte entre les partis islamistes, dont le nombre a atteint sept, est devenue plus impitoyable qu’avant. Chaque groupe tente d’émerger comme le parti islamiste hégémonique. Ainsi, trois groupes islamistes, sous l’appellation l’Alliance de l’Algérie verte se sont mis d’accord pour proposer une liste commune. Dominée par le MSP, cette alliance compte remporter 120 sur 462 sièges au sein de la nouvelle assemblée. Rappelons que les islamistes en participant aux gouvernements depuis l’instauration du multipartisme ne se sont pas distingués outre mesure par un comportement particulier. La gestion de leurs départements ministériels ainsi que les autres institutions a été aussi caractérisée par la corruption, le népotisme et la dilapidation des deniers publics. Autre faiblesse de cette alliance, Abdelmadjid Menasra, un dissident a formé  son propre parti, le FCN. Le MSP ne pourrait dans aucun cas de figure remporter les 120 sièges, soit plus de 25%, contrairement à ses estimations, à la suite d’un scrutin libre et transparent. Parmi les nouveaux partis, le FJD que préside le revenant Abdallah Djaballah, est celui qui a fait la plus probante démonstration de vitalité aussitôt son agrément obtenu. Plus circonspect que les autres, Djaballah ambitionne clairement de faire du FJD la force dominante au sein de la mouvance islamiste et de contribuer ainsi à la construction du Maghreb islamiste. Les islamistes d’aujourd’hui, qui préfèrent être perçus comme des démocrates musulmans, à l’image des chrétiens démocrates, ne sont pas ceux d’hier. Leur profession de foi n’est plus l’instauration de la justice sociale. Ils ont participé à la mise en place des politiques néolibérales, souvent avec un zèle démesuré.
Comme conséquence immédiate, la fracture sociale s’est considérablement élargie. A l’inverse, le leadership islamiste s’est rapidement embourgeoisé en parvenant à dominer durant la lutte antiterroriste plusieurs secteurs d’activité de l’économie du bazar. «L’Islam est la solution», ce slogan qui a fait recette dans les années 1980 et 1990 n’est plus d’actualité. Il s’est substitué à un autre,  «La solution est le bazar». L’islamo-business est devenu une forme de rente idéologique. Tout compte fait, l’Islam messianique, toutes tendances confondues, ne peut pas être crédité de plus de 15% des voix à la suite d’une élection libre et transparente. En revanche, le président du FLN s’est aventuré à estimer que ce courant remportera 30% des voix !

Scénarios
Comme premier scénario, les islamistes auront la majorité absolue à l’APN. Dans ce cas de figure, ils poursuivront la campagne de l’islamisation (fermeture des bars, port du hidjab, construction de la Mosquée d’Alger,  d’Oran, d’Annaba…). Ils seront en charge pour le moment des affaires sociales et culturelles. Le scénario du chaos n’est pas probable. Il n’est pas encouragé, en opposition aux tenants du complot, par la France et les USA. L’Islam arabe est-il soluble dans la démocratie à l’image de l’Islam turc ?
Comme second scénario, la prochaine assemblée serait partagée en 3 grandes mouvances, un pôle islamiste, un pôle nationalo-démocrate et un troisième pôle constitué de «partis-éprouvettes» et d’indépendants. Ce dernier jouera le rôle de balancier au cas où la lutte de sérail ne parvient pas à maintenir un équilibre précaire. Le maintien du statu quo dans une assemblée mosaïque est jugé nécessaire pour pouvoir sceller un consensus à la succession du président Bouteflika. La question du pouvoir civil/pouvoir militaire que le Congrès de la Soummam a tranchée se pose aujourd’hui d’une façon plus archaïque qu’hier.  Plus de 20 ans de multipartisme, le pouvoir politique se pose d’une manière régionaliste et tribale : l’Ouest contre l’Est, village contre village. La stabilité précaire l’emporte toujours sur la stabilité dynamique. La crise régionale perçue comme sécuritaire a réconforté les tenants de la politique du tout sécuritaire et de la normalisation sécuritaire. Selon toute vraisemblance, ce n’est pas un civil qui prendrait cette fois-ci la tête de l’Etat.


Rachid Tlemçani. Enseignant à l’université
In El Watan 09 mai 2012

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