samedi 12 mai 2012

Apolitisme, islamisme, élitisme… L’électeur face au candidat

Et voila que vient se confirmer ce que tout le monde attendait : les élections législatives du 10 mai ont connu une forte abstention, résultat de l’incompétence manifeste d’un régime on ne peut plus illégitime. Le taux de participation n’a pas dépassé un piètre 20% et tout ce qui est en dessus résulte de la magie du DRS et de l’administration d’Ould Kablia. Une fois encore, une assemblée illégitime est née, dominée largement par Le FLN, secondé par le RND, quelques islamistes, et où les députés du FFS ont remplacé – numériquement même ! – ceux du RCD. C’est donc cela le changement à la Bouteflika, 21 députés FFS ! La rupture entre l’Etat et la société va s’aggraver encore. Ces élections, un non-événement, ne méritent pas plus de commentaires.
L’article suivant a été rédigé avant le 10 mai. Après sa lecture, je me suis rendu compte qu’il était possible qu’il paraisse comme un appel au vote pour contrer une éventuelle percée islamiste dans les élections, et c’est pour cette raison que je ne l’ai pas publié, ayant opté et appelé depuis longtemps pour le boycott. Toutefois, son intérêt demeure car la démocratie est inévitable et l’organisation d’élections libres et honnêtes est une question de temps en Algérie. L’actuel régime, qui est en phase finale, va disparaître. Et les Algériens vont choisir leurs représentants. Mais lesquels ? Et pourquoi ? Cet article, à travers un cas, montre que les islamistes sont les mieux placés car les plus structurés et organisés et les plus proches des Algériens et à cela s’ajoute qu’une partie de l’électorat islamiste est auto-mobilisée, convaincue qu’elle est de servir une cause éminente. Sauf quelques coquilles, les considérations suivantes sont restées tels qu’écrites le 26 avril 2012.  
L. A.

Apolitisme, islamisme, élitisme…  L’électeur face au candidat

«Rien ne garantit, en cas d’élections honnêtes, que les islamistes n’arriveront pas au pouvoir… et ce seront des islamistes radicaux.»
Abed Charef
«C’est naturellement sur leur bilan social que ces partis [islamistes] seront jugés, et ce dans un contexte économique très dégradé. (…) Les forces progressistes, en mettant l’accent sur les libertés plutôt que sur l’économie, ne sont pas forcément en phase avec les attentes populaires.»
Jean-Pierre Filiu

Par Lyes Akram
L’objet de ce propos est l’étude sommaire de l’influence du discours islamiste dans la société algérienne dépolitisée – à l’image du Monde arabe – à travers le cas d’un meeting de l’Alliance verte, organisé le 23 avril 2012 à Blida, et de montrer, subsidiairement, la présence effective d’islamistes et leur capacité à mobiliser les couches populaires fragilisées, avec lesquelles ils sont en contact depuis plusieurs décennies, et ce avec ou sans programme politique, économique, etc. Ce qui est important car les partis de tendance laïque évoquent souvent l’école pour justifier leurs échecs pitoyables, passés et ceux annoncés. Mais, sans nier l’impact de cette école, la réalité outrepasse cela : sur le terrain, seuls les islamistes activent, et en cas d’élections libres et honnêtes, ils cueilleront les fruits de ce qu’ils auront semé auparavant.

L’Alliance verte à Blida
Si, à Médéa et ailleurs, Bouguerra Soltani a été conspué, à Blida, c’était plutôt par l’indifférence que la population l’a accueilli, avec ses alliés. Malgré un affichage précédant par plusieurs jours le meeting, celui-ci n’a pas drainé des foules comme d’aucuns l’auraient souhaité. Toutefois, compte tenu qu’il était programmé à la place Bab-Essebt, au centre-ville même, après une demi-heure un peu plus d’une centaine de citoyens se sont intéressés aux intervenants qui sont les candidats (femmes, hommes, jeunes et moins jeunes) et les chefs des partis de cette alliance (MSP, Ennahda, El Islah).
De prime abord, il faut dire que ceux-ci n’ont pas esquivé les questions difficiles. Celles que se posent les Algériens désormais à voix haute…
En effet, une candidate, patronne d’entreprise, posait elle-même ces questions et y répondait : «‘‘Pourquoi nous étions au parlement et nous avions rien fait ?’’, vous vous-demandez, n’est-ce pas ?» Des citoyens présents acquiescèrent. «Je vous dis que nous étions à peine 12%, vous savez qu’est-ce que ça veut dire : les ‘‘autres’’ étaient 88%… Dites-moi donc que puissent nos députés face aux ‘‘leurs’’». Ainsi, contrairement à leur ancien allié Ouyahia, qui a choisi de défendre le règne de Bouteflika bien que le mal-vivre atteint présentement son point culminant, puisque des imams et des enfants fuient cette Algérie par le suicide, les islamistes admettent le désastre causé par le règne du même Bouteflika – sans jamais le citer, son nom étant associé, dans un certain imaginaire, à la cessation de la violence.
Le président d’Ennahda était encore plus clair : «Il ne faut pas se méprendre, dit-il, nous étions associés à la façade et non au pouvoir réel». Cela n’a pas semblé captiver les gens, dépolitisés à un point ahurissant, comme l’avait fait la candidate précitée. Celle-ci, avec un arabe parfait, n’hésita pas à demander : «Donnez-nous la majorité et puis demandez des comptes !», a-t-elle tonné. Et, sans laisser le temps aux coléreux de se manifester, elle ajouta : «Vous avez le droit de vous interroger si nous sommes compétents… Je vous dis que le sommes…» Et, arrivée là, la suite se devine facilement : «Comme le prouve nos réalisations avec Amar Ghoul, qui vient de nos rangs…» Applaudissements parmi les présents. Connaissant beaucoup de visages, je peux certifier qu’ils n’étaient pas tous des militants islamistes ou loués pour l’heure mais des citoyens séduits par «les réalisations» du ministre des Travaux publics Amar Ghoul. En effet, dans le discours islamiste du MSP, «les réalisations» de Amar Ghoul cessent, depuis un certain temps, d’être comme jadis «l’application du programme de son Excellence le Président de la République» et sont devenus comme un fruit du génie islamiste. Amar Ghoul est l’une des rares «stars», avec le Chef de l’Etat, du JT de 20h de l’Unique. Et pour cause ! Bouteflika ne pouvant pas, à cause de sa maladie, inaugurer ces multiples «réalisations», c’est Amar Ghoul que l’on voit à l’Unique. Cette image, comparée à, par exemple, celle d’un Benbouzid du RND, dont le citoyens connaissent «l’œuvre» sans lire de journal ni regarder le JT car «plus de 500 000 élèves, soit 7,7%, souffrent de la scoliose due principalement au poids excessivement lourd des cartables de nos écoliers»(1), explique une partie de l’aura qui entoure M. Amar Ghoul. Quant aux multiples affaires de corruptions de son secteur rapportées dans la presse, ou une partie de celle-ci, elles ne sont connues que de quelques milliers qui lisent réellement les titres qui les ont rapportés, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des Algériens. Corruption, et aussi népotisme : Yacine Lemnouar, un journaliste d’Echorouk, raconte pour un journal électronique(2) que c’est l’époux de sa tante maternelle, un certain Amar Ghoul, député du MSP en 1997, qui lui a permis d’intégrer l’Institut du journalisme, alors qu’il ne devrait pas le faire – cela, en islamisme, n’est, semble-t-il, pas illicite. Avec Amar Ghoul devenu emblème de compétence, du discours islamiste, il en ressort que la responsabilité de la défaillance de tous les autres secteurs incombe aux «autres» évoqués par la candidate. Et Ouyahia ne fait qu’arranger bien cela en revendiquant l’œuvre de «son Excellence le Président de le République.» Qui sont donc ces «autres» ? Le public, que ne séduit pas l’existence de «façade» et de «pouvoir occulte», ne peut qu’identifier ces «autres» aux «‘ilmanyoun» – les laïques…  
Les islamistes ne seraient pas donc responsables de l’actuelle situation, et, en outre, ils seraient compétents. Mais la candidate ne s’était pas arrêtée là. Elle avait ajouté à l’adresse du public : «Parlant des candidats, vous leur demandez où est-ce qu’ils étaient pendant [les 4 ans et 11 mois] précédents, et vous avez raison de la faire… Mais, nous, vous savez que nous sommes présents parmi vous…» Et cela n’est point un mensonge. Les associations caritatives proches des islamistes existent et, bel et bien, sont présentes et activent sur le terrain. C’est depuis des décennies que les islamistes se sont implantés partout sur le territoire national, à travers des associations et des réseaux visibles et actifs. A rebours de certains hommes de gauche qui ont fait, sincèrement et naïvement, le choix, tôt au lendemain de l’indépendance, d’intégrer le régime afin de le changer de l’intérieur, les islamistes, eux, ont parié sur le changement de la société et non du régime que seule une partie des islamistes a intégré à partir de 1994. Et dire qu’ils ont échoué relève du mensonge.
A la gauche, les Algériens ne savent pas qu’ils doivent beaucoup. Nombre de ses acquis sont le résultat de combats menés au sommet (la gauche du parti-Etat FLN contre ses conservateurs et ses ultralibéraux). Les islamistes sont présents auprès des gens dans la vie de tous les jours, pour les aider, par exemple, à organiser des fêtes à l’occasion de mariages ou de circoncisions, à se procurer des moutons pour célébrer l’aïd El-Kébir, ils organisent la maïda du Ramadan grâce à laquelle de nombreux citoyens ne connaissent pas la faim pendant un mois au moins, etc. On connait les cours d’alphabétisation d’adultes relevant du Ministère de l’Education Nationale, mais dans des mosquées sont organisés des cours d’alphabétisation, dispensés par de bénévoles islamistes, femmes et hommes, sans tracasseries administratives et avec souplesse (il n’est pas difficile d’imaginer le contenu du programme)…
On comprend que le peuple les voit devant lui, parmi lui, constate de près et même vit leurs efforts. Ici, ce serait facile de s'écrier en indiquant un quelconque financement étranger. Si celui-ci existe, il n’en reste pas moins que les islamistes activent et trouvent en Algérie même des sources : ils récoltent des donations auprès des gens aisés, organisent la collecte de la zakate (l’aumône musulmane), demandent aux autres d’aider physiquement par exemple lors de l’organisation de ladite maïda ramadanesque ou des cours d’alphabétisation et, comme signalé au début, une partie de la société est convaincue de servir une cause, à laquelle elle se consacre avec sincérité et abnégation. C’est dire que les réseaux islamistes existent et sont assez étendus.
Ainsi, à l’occasion d’une élection jugée utile par les islamistes, il suffirait d’un mot d’ordre lâché d’en haut afin que soient politisés ces réseaux-là. Dans ces circonstances, pourquoi les Algériens ne voteraient-ils pas islamiste ? Pourquoi un Algérien qui, par exemple, doit son mariage à Untel ne voterait-il pas pour celui qu’il lui désigne ?…
Avant la fin du meeting à Blida, il a fallu qu’un des candidats rappelle le nom de Mahfoud Nahnah («comme a dit le cheikh que Dieu ait son âme…») qui jouit du respect que l’on doit à tout mort mais pas seulement, lui a l’auréole dont les islamistes savent entourer leurs pionniers. Et parce que c’est à Blida, anciennement «ville des roses», que s’est déroulé le meeting, les orateurs promettent de «retirer le ciment qui enlaidit la ville». De même, à Tlemcen, par exemple, ils promettraient la réouverture des frontières avec le frère marocain, et ils le feraient, etc.

Islamisme et apolitisme
Les militants de tendance laïque dans le Monde arabe doivent comprendre une chose : les sociétés arabes ont subi depuis les indépendances une gigantesque entreprise de dépolitisation, basée sur de redoutables polices politiques, telle qu’aujourd’hui le militantisme politique, donc l’opposition politique, n’a pas d’importance sur les choix futurs des populations autant que la présence effective sur le terrain. Cette présence est assimilée, dans les quartiers populaires, au partage de la souffrance et de la misère. Comme l’a constaté, dans son essai La Martingale Algérienne, Abderrahmane Hadj-Nacer, «dans ces espaces, si vous ne souffrez pas avec les habitants, vous êtes contre eux.»(3) Et les gens ne votent simplement pas pour ceux qu’ils regardent comme étant contre eux, donc leurs ennemis et même la cause de leurs maux et malheurs…
Aussi l’élitisme manifeste de la gauche côtoie-t-il, pour ne rien arranger, un embourgeoisement de certains hommes publics classés, à tort ou à raison, à gauche. L’effet parmi le peuple n’est sans doute pas difficile à imaginer…
En Tunisie, Ennahda de Ghanouchi a été le vainqueur des élections constituantes, suivi du CPR de Marzouki. Il importe, dans le cadre de cet article, de connaitre certains détails, relatés par une Tunisienne dans son blog(4), qui, par ailleurs, confirme ce que nous savons à propos des journalistes occidentaux. Ayant interviewé quelques Tunisiens, des journalistes français de TF1, qui n’ont pas aimé beaucoup les réponses n’ont rien trouvé de mieux que de les censurer. Les personnes interrogées avaient commis le tort d’être franchement laïques tout en parlant d’Ennahda en ces termes : «nous respectons ce parti qui a sa place sur l’échiquier politique». Cette opinion républicaine empêche ces journalistes d’écrire des titres du genre : «Les Tunisiens ont peur des islamistes» – l’absurdité de ce titre est manifeste : d’un coté une nationalité (Tunisiens), et de l’autres un courant politique (islamistes), comme si les islamistes d’Ennahda sont des envahisseurs étrangers… Bref, la bloggeuse dit avoir été surprise en apprenant que des membres de sa propre famille avaient voté pour Ennahda. La raison du choix ? «Ils m’ont dit que c’est le seul parti qu’ils connaissent», raconte-t-elle. Et elle ajoute : «force est de constater [que les islamistes] ont fait un travail très professionnel en matière d’occupation du terrain. Nos voisins ont reçu la visite des membres de ce parti qui appelaient à voter pour eux, des tracts ont été distribués, etc. Ils ont occupé le terrain à un moment où la gauche, élitiste, s’occupait de meetings, de rassemblements et de manifestations…» Et notre bloggeuse de tirer une leçon : «Pour réussir en politique, il faut aller voir les gens, et non attendre que les gens viennent vers nous. Il faut se faire connaitre, envoyer des bénévoles, comprendre les attentes du peuple et essayer d’y répondre. Il faut apprendre à exister dans les régions, dans les villages et non s’entourer d’une élite et fonctionner uniquement avec elle.» Tout ce que les partis politiques de tendance laïque n’ont jamais entreprit dans l’ensemble du Monde arabe durant plusieurs décennies !

La trahison des élites modernistes
En Algérie, les patrons de partis laïcs rêvent d’une école publique qui enseigne leur programme – s’il existe – et donne des consignes aux élèves de voter pour eux dans l’avenir. Si les Algériens ne votent pas à ces partis, leurs patrons persisteront alors dans l’élitisme morbide. Entendez celui-ci avouer : «Je me suis trompé de peuple», et celui-là affirmer que : «les Algériens ne sont pas un peuple, mais un ghachi [entassement d’individus atomisés]», etc. L’analyse sociologique, vraie ou fausse, n’est pas un discours politique. Le pire est que ces gens-là n’apprennent pas de leurs propres erreurs, que dire donc de celles des autres…
A propos des gens qu’elle a interrogé, la bloggeuse écrit : «Ils m’ont dit ‘‘si tu nous avais demandé de voter pour un autre [parti], on l’aurait fait (…)’’. Un seul m’a dit qu’il avait lu [le] programme [d’Ennahda] et qu’il en était convaincu, sans comprendre pour autant le modèle sociétal que ce parti offrait.»
De cela, il faut retenir une chose : dans une société dépolitisée d’en haut, c’est-à-dire par le régime, et par la violence, peu importe le programme d’un parti politique, mais c’est plutôt le «militantisme sociale», à travers les associations caritatives, foncièrement apolitiques, qui montrent ce que les populations considéreront comme de la compétence et aussi de l’intérêt accordé à leur vécu considéré, à tort ou à raison, comme le plus dure. Cela est autrement plus important dans les pays pétroliers. Naïvement, des Algériens croient qu’il suffit que des gens «justes» soient au pouvoir afin qu’ils distribuent les richesses dont regorgent – mot utilisé par l’opposition et les journalistes – le pays. La dangerosité de cette idée fausse, que de simples opérations arithmétiques réfutent, réside dans le fait qu’elle tue déjà dans l’esprit la valeur du travail et de l’effort comme seule manière de s’enrichir, mais cela est un autre sujet…
Ce que vient d’être dit à propos d’Ennahda en Tunisie est pratiquement valable pour tous les partis islamistes que compte l’Algérie.

Pour revenir au meeting islamiste avec lequel nous avons commencé, à quelques dizaines de mètres à droite, il y a le siège d’un parti démocrate qui va participer dans le prochain scrutin : Le FFS. Il semble que le siège, bien que mieux placé que celui du RND ou du MSP, n’a pas été ouvert depuis plus d’une décennie. Un poster d’Ait-Ahmed qui date de 1991 est toujours là. Après chaque crépuscule, quelques délinquants consomment devant sa porte même, stupéfiants et alcools. Aucune association active n’est proche de ce parti. Le seul homme que les gens connaissent de ce parti s’appellent Hocine Ait-Ahmed. De lui, les gens savent trois choses : il est octogénaire, a fait la «révolution» au Caire et vit en Suisse.
Ainsi, l’avènement de la démocratie n’étant qu’une question de temps, un score respectable pour les islamistes ne devrait pas surprendre les élitistes qui passent leur temps à scruter la stratosphère et rêver d’un peuple taillé sur mesure. Par ailleurs, ces gens-là ne sont, objectivement, même pas des élites, dans la mesure où celles-ci sont identifiées par leur vocation au sein de la société et ont le sens  des perspectives historiques…
L. A.

Notes de renvoi :
(1)- Le Journal d’Algérie, 15 novembre 2011 http://www.lejournaldalgerie.com/
(3)- Abderrahmane Hadj-Nacer, La Martingale Algérienne, Editions barzakh, Alger, 2011.

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