mercredi 4 juillet 2012

Sadek Hadjeres : «Un nouveau premier novembre, pacifique, reste à faire»

Militant nationaliste de la première heure,  responsable durant la guerre de Libération nationale qui a fait rallier, avec Bachir Hadj Ali, le Parti communiste algérien à la révolution armée, homme politique et défenseur des libertés depuis l’indépendance, ancien secrétaire général du Parti pour l’avant garde socialiste, analyste et observateur averti, Sadek Hadjeres livre dans cet entretien sa vision sur l’Algérie d’aujourd’hui.

Propos recueillis par Nadjia Bouaricha

-Quelle lecture faites-vous des résultats de l’élection législative du 10 mai ?
-A l’approche du 10 mai dernier, les discours officiels nous avaient annoncé un évènement aussi considérable que le 1er Novembre 1954. Autrement dit, une rupture avec l’ordre politique ancien, sinon dans les résultats, au moins dans les intentions et les actes. Dans les faits, est-on sorti des incantations gratuites ? Prenons comme référence les espoirs et la mobilisation qui avaient accueilli l’insurrection nationale de 1954, pourtant pleine d’incertitudes. Combien d’Algériens vibrent aujourd’hui d’enthousiasme pour «l’exploit» officiel du 10 mai ? Le pouvoir a eu «son» Assemblée. Combien d’Algériens estiment après cela que l’opération électorale a redonné espoir et pesé de façon significative sur le contexte national et la conjoncture politique ? A peine si les méthodes de détournement du scrutin ont été en apparence un peu moins grossières, pour que les gouvernements d’Occident fassent semblant d’y croire. Les problèmes et les motifs d’insatisfaction majeure restent les mêmes. Dans cette stagnation, les traits négatifs du régime sont encore plus ressentis, du fait que les effets d’annonce sont démentis par les faits. Mais à y voir de plus près, cette opération de «pub» peu convaincante a le mérite, par rapport aux mascarades électorales traditionnelles, de servir de révélateur à certaines évolutions notables. Je parle ici de la seule politique intérieure. La politique extérieure, en dépit de ses insuffisances, est relativement moins sujette à critique dans le difficile environnement mondial et régional actuel, bien que fragilisée par le discrédit de la politique intérieure aux yeux de la population.

-Pensez-vous qu’il y ait eu à l’intérieur des évolutions dignes d’intérêt ? En quoi ?
-Je relève notamment deux constats. Le premier constat, côté sphères dirigeantes, est qu’à la différence du triomphalisme habituel et sur le même fond rhétorique,  le discours et la démarche officiels témoignent d’un ébranlement, d’une fausse assurance devant les perspectives, d’une absence apparente de stratégie, de réponses contradictoires au coup par coup à l’avalanche des problèmes rencontrés. On a entendu des déclarations pessimistes, des bilans de faillite – mais sans références concrètes ou réelle autocritique – de la part de personnalités parmi les plus haut placées ou les plus habituellement arrogantes. La «sortie» récente d’Ouyahia est un modèle du genre. Les scandales et les remous spectaculaires sont devenus si fréquents qu’ils ne surprennent plus, tout en suscitant davantage de  réprobation. Le «souk» de bas niveau qui secoue depuis des mois le parti officiel usurpateur de légitimité du FLN historique, est l’image ultime de la régression que ses inspirateurs autoproclamés ont fait subir au pays. On aura tout vu en matière de comédie empressée à délivrer à ses auteurs une virginité patriotique et démocratique. De hautes personnalités du régime se sont jointes pour la première fois à l’hommage annuel rendu à Henri Maillot, alors que les officiels faisaient tout pour ignorer et contrecarrer cette cérémonie. Jamais trop tard pour bien faire, même si le geste de récupération politicienne a suscité la réflexion ironique des camarades et compagnons du héros tombé au champ d’honneur ! Où, dans quel camp étiez-vous et que faisiez-vous, vaillants résistants de la dernière heure, lorsque, le 4 avril 1956, ce jeune Algérien communiste et d’origine européenne, officier de l’armée française et combattant des CDL, a livré, avec ses camarades pour l’ALN qui en avait grandement besoin, un camion bourré d’armes pris à l’ennemi, tout en haussant d’un cran à l’intérieur et dans le monde la renommée de la cause algérienne ?  Les aveux explicites ou implicites émanant des sphères dirigeantes témoignent d’une étape où nul ne peut plus cacher le fiasco politique du régime. Il est désemparé, écartelé dans les labyrinthes des luttes sévères entre les clans à la fois rivaux et complices qui le composent. Les acteurs de ces rivalités d’appareils au sommet, même les plus sérieux, réalistes, ou simplement «repentis», sont dépassés par l’ampleur d’une crise globale qui a fragilisé la nation, du fait que la majeure partie des cercles dirigeants sont restés plus préoccupés par la conservation de leurs pouvoirs et privilèges que par la solution des multiples problèmes posés au pays et à la société. Bien entendu, le peuple et l’Algérie font les frais de ce désarroi.
Un deuxième constat, parallèle au précédent et imbriqué avec lui, concerne le cœur de la société à qui on a imputé souvent un scepticisme et une passivité apparentes. Une évolution souterraine a parcouru peu à peu les profondeurs de l’opinion. Les traits pas encore bien perceptibles en sont mieux apparus à l’occasion de ces «législatives», ils sont contrastés. Les avancées de prises de conscience ont commencé à faire reculer les pesanteurs encore présentes, mais elles pourraient s’accentuer et devenir enfin porteuses d’espoir. Le vécu douloureux des décennies écoulées est passé par là. Il explique la prudence populaire envers les pulsions de violence rêvées par quelques médias qui suggéraient un «copié-collé» de certains «printemps arabes» dévoyés.
On s’en rend compte à travers nombre de luttes de masse, associatives et revendicatives, de moins en moins spontanées, dont le nombre et la qualité ne suscitent pas suffisamment l’attention et les analyses médiatiques. Certaines initiatives de jeunes pour améliorer avec de faibles moyens leur environnement urbain délaissé par les autorités méritent tout simplement l’admiration et l’émulation. Un critère fondamental a émergé dans les opinions, il pèse de plus en plus en faveur du respect et de la défense des droits humains et de la liberté d’expression.
On n’est plus à l’époque où, face à une société encore anesthésiée par l’inexpérience et la subjectivité, certains courants idéologues «éradicateurs et républicains» osaient condamner les aspirations démocratiques et sociales, les présentant comme du «droit de l’hommisme», un luxe pour un peuple comme le nôtre, tandis que les théocrates intégristes les diabolisaient comme une expression de «kofr», étrangère à l’Islam. La conscience a grandi, malgré les leurres et les diversions, que seule une mobilisation (pas seulement électorale) à la fois pacifique, consciente, durable et multiforme, en un mot, un contre-pouvoir massif et responsable, pourra mettre en échec les deux fléaux conjugués de l’autoritarisme et de la corruption, devenus objectivement et aux yeux de l’opinion la marque distinctive du régime.

-Ces constats donnent-ils suffisamment de chances à une sortie des blocages et du marasme révélés par ces législatives ? Ne sous-estimez-vous pas les obstacles ?
 -Les obstacles, y compris subjectifs, sont réels. Beaucoup dépendra du poids respectif des facteurs en présence et des efforts engagés dans un sens ou dans l’autre. Ce qui donne du poids aux prises de conscience que je viens d’évoquer, c’est qu’elles s’accompagnent d’une autre conviction émergente. Les acteurs sociaux, échaudés collectivement par des expériences de violences massives, ont commencé à comprendre que les mobilisations, depuis toujours souhaitées mais entravées ou bloquées, doivent, sur le terrain politique, apprendre à dépasser et déjouer les faux barrages des divergences identitaires et idéologiques pourtant réelles. Elles ont nourri les impasses tragiques et les échecs passés des courants démocratiques ou d’opposition qui se sont laissé tomber dans ce panneau. Ceux qui jetaient de l’huile sur le feu n’ont pas cessé de prétendre que ce dépassement politique qualitatif était impossible, «contre-nature». Or, si ces questions identitaires ou idéologiques, épineuses et sensibles, ont des bases objectives méritant des solutions appropriées et responsables, elles ont été toujours artificiellement entretenues et envenimées à des fins de division par les courants antidémocratiques, prédateurs et compradores du pays, ainsi que par les convoitises et les machinations des puissances occidentales et des régimes réactionnaires arabes.
En fait, un trait commun continue à marquer négativement, même si c’est à un  moindre degré qu’auparavant, aussi bien les sphères dirigeantes que les bases populaires, dans le sens d’une confusion et d’une désorientation politiques qui les empêchent de percevoir leurs intérêts profonds et légitimes. Les deux niveaux subissent et alimentent une dépolitisation, une dévalorisation de la scène publique, une déviation «bouliticienne» qui est à l’œuvre depuis des décennies.
Régression d’autant plus préoccupante que ce déficit imputable au régime continue à compromettre le nécessaire combat commun face aux risques géopolitiques externes et internes encourus par les besoins du développement et de la sécurité du pays. Je n’ai pas besoin de faire un dessin, ces risques ont fini par être mieux connus parce que nombre d’entre eux se sont déjà matérialisés. Mais depuis l’indépendance, les prises de conscience de ces risques ont été tardives, on en a constamment sous-estimé la propagation dévastatrice. Les mises en garde, celles des communistes en particulier, contre les agissements impérialistes et réactionnaires ont été souvent dédaignées et considérées comme des arguments partisans de propagande. Aujourd’hui, alors que les foyers potentiels d’incendie internes et externes sont plus visibles, l’immobilisme hégémoniste des pouvoirs successifs, conjugué aux différents sectarismes partisans dans le champ politique, est devenu encore plus désuet et dangereux. Il continue à freiner et dévoyer les intentions et les volontés affichées de «changement», un concept d’ailleurs assez flou tant qu’on n’en définit pas le contenu.

-Votre analyse vous conduit donc en dernier ressort vers des conclusions pessimistes ?
-Il n’y a pas de fatalité du meilleur ou du pire. Je préfère parler de vigilance qui est une disposition à l’action, plutôt que de pessimisme ou d’optimisme comme état d’âme. L’analyse sérieuse, non prisonnière des seuls affects, incite à des approches exigeantes de la part des citoyens et des acteurs politiques ou institutionnels acquis à la nécessité d’un réel tournant démocratique et social.
Un tel vrai changement n’aura de chance que s’il est porté par la capacité des acteurs à abandonner les recettes qui ont prouvé leur inefficacité et leur nocivité. J’entends par là les pratiques de compromission sans principe et les intrigues, l’attrait pour les leviers illicites d’argent et de pouvoir, les illusions envers les luttes de clans au sommet ou l’idée du changement «ici et maintenant ou sinon jamais», le recours spontané aux émeutes et autres feux de paille sans perspective claire et sans lendemain, la passivité alimentée par l’attente fébrile d’un grand soulèvement par télécommande et «presse-bouton», le radicalisme verbal et de défoulement, aussi riche en lamentations victimaires et accents d’indignation qu’il est pauvre en clarifications et jalons politiques, capables d’ouvrir des horizons de lutte et des sorties de crises au contenu véritablement radical.
En cela, un «nouveau 1er Novembre» reste à faire, hors de la démagogie et de l’aventurisme, avec son plein contenu politique, pacifique, démocratique et social.
Il ne s’agit pas de planifier un jour «J» qui amorcerait  la marche vers les vrais changements, mais d’œuvrer à préparer les conditions et le succès d’un processus de durée imprévisible. Les récents épisodes dans les pays de la région arabe témoignent qu’il est nécessairement au long cours. Le changement est un processus global à multiples dimensions, c’est un besoin structurel de survie nationale. Il dépasse de loin ce à quoi les approches simplistes ou intéressées voudraient le réduire, une question de délais et échéances préétablies, de remplacement de personnes usées par leur parcours, de relais de générations. Il ne s’agit pas non plus d’alternance des clans civils ou militaires, des groupes élitaires ayant déjà œuvré ou non au sein du régime. Il ne s’agit pas davantage de simples capacités de manœuvres et de manipulations institutionnelles ou médiatiques. La formule «tab djnane na» est trop courte s’agissant de personnes ou de clans. Plus clairvoyant est de souligner « tab djnane en nidham».
Avec un gros problème : «Ma zal ma fteh rabî’ ach-cha’b» (le printemps du peuple n’a pas encore débuté) est une tâche considérable qui, quoique proclamée, est en attente depuis sa mise entre parenthèses après l’indépendance «Nabni daoulat al qanoune, min ach chaâb ou ilach chaâb !»  (Construire l’Etat de droit, émanant du peuple et au service du peuple).
A l’ensemble des «forces vives», économiques, sociales, civiles et militaires, politiques et associatives, de s’impliquer, chacune à sa façon, dans la difficile action unie quotidienne. Les cibles communes ne manquent pas, la vie et les multiples problèmes posés à la nation et à la société en fournissent l’occasion par les actes plus que par des proclamations indignées et moralisantes.
A mesure de leur implication dans ces tâches, se distingueront les courants réellement patriotiques, démocratiques et sociaux où qu’ils se trouvent, quelles que soient leurs allégeances partisanes ou institutionnelles et leurs horizons idéologiques. Seuls s’en excluront les courants et les castes qui décident de rester incrustés dans leurs privilèges et figés dans leurs méthodes. D’un tel effort collectif peuvent émerger un Etat, un régime et des pouvoirs politiques nouveaux capables avec la confiance et l’appui populaires de sortir l’Algérie du bourbier du «non développement humain», attesté par les classements et statistiques internationales. Alors seulement les élections à tous les niveaux ne violeront pas la souveraineté populaire et iront au devant des attentes citoyennes.

-Votre anticipation nous ramène à l’actualité.Beaucoup pensent que le statu quo qui résulte des législatives du mois dernier plonge le pays dans l’inconnu et l’expose aux risques de violence ? Qu’en pensez-vous ?
-La mise en perspective que je vous ai livrée, loin des fanfares officielles du cinquantenaire, éclaire en effet les risques actuels.
Aujourd’hui, comme après octobre 1988, une fausse façade pluraliste laisse le pays exposé aux risques de violence et ce n’est pas une plongée dans «l’inconnu». Le pays en a déjà vécu de dramatiques antécédents. Ces risques étaient malheureusement prévisibles depuis les premiers jours du cessez-le-feu de mars 1962 et même avant, avec les crises et dérives internes au FLN-ALN durant la guerre de libération. Les risques en ont été aggravés du fait que après coup, loin de tirer les leçons de ces dérives, difficiles à éviter et combattre en temps de guerre, les protagonistes les ont perpétuées en temps de paix et d’indépendance, par la militarisation des conflits internes. D’autant plus pernicieuse qu’elle s’est accompagnée d’efforts systématiques pour culpabiliser et discréditer les voies et solutions politiques, accréditer dans tous les milieux l’idée que tout ne s’obtient que par la violence armée, la ruse, le complot, le mépris envers les chartes et les programmes adoptés par simple calcul tactique et démagogique.
En 1989 les forces dominantes du pouvoir ont même ouvertement violé leurs propres textes de lois qui se proposaient d’encadrer et assainir le jeu politique pluraliste par des règles interdisant les manipulations et récupérations identitaires. Elles ont tout fait pour aiguiller le pays sur la voie de «l’afghanisation», en fondant leur stratégie de pouvoir sur l’opposition des  uns aux autres entre islamistes, communistes, berbéristes, etc. La même stratégie de division que celle appliquée traditionnellement, souvent avec succès, par les diverses puissances impérialistes et leur ersatz sioniste, avec une intensité accrue dans tout l’espace arabe et africain au cours de la dernière décennie.
On a donc beau dire que le peuple algérien a été vacciné par ses multiples épreuves, une haute vigilance s’impose plus que jamais aux protagonistes quant aux risques d’un attachement non raisonné à leurs seules allégeances  idéologiques et identitaires, placées en opposition agressive et essentialiste les unes contre les autres. La seule protection efficace de la Nation et de chacune des composantes exposées à ces risques est une démocratisation politique exigeante capable de rendre vaine  l’exploitation  des frustrations des peuples par les réactions nationale et mondiale.
Jusqu’à présent, le pouvoir en place a cru efficace à sa survie d’utiliser les réelles menaces extérieures comme un épouvantail pour légitimer sa surdité aux aspirations populaires et au bon sens. De leur côté, des courants patriotiques honnêtes ont une perception abstraite de la « Démocratie » dans l’absolu  en oubliant qu’elle est une construction concrète au milieu des écueils et des pièges géopolitiques qui cherchent à la manipuler et l’annihiler. Les calculs simplistes des premiers et les illusions des seconds sont dangereux pour la nation et pour eux-mêmes, dans une Algérie fragilisée par la jungle de l’économie informelle et l’emprise de l’ultralibéralisme mondial.
L’impérialisme n’est pas un fantôme qui se serait évaporé parce que les peuples instruits par l’expérience ne l’aiment pas. Ce n’est pas un simple slogan de propagande ou un mot qui brûle les lèvres des naïfs ou des timorés qui à la façon de l’autruche, croient conjurer le monstre en n’osant même pas prononcer son nom. A travers l’OTAN, le FMI, les complexes militaro-financiers, les réseaux supermédiatiques, les actions diplomatiques concertées, les officines subversives et autres instruments d’ingérence  bien connus, les différents détachements de l’impérialisme contemporain, diversifiés et en étroite concertation, sont encore plus outillés et agressifs que ceux du siècle dernier. Ils ont mis en place encore plus de mécanismes et de relais intérieurs pour aiguiller la vie des pays ciblés vers la division et la violence.  L’Armée nationale comme forte institution soustraite au rôle néfaste que certains voudraient lui faire jouer, sa cohésion  avec le peuple dans une voie démocratique, sont une des meilleures garanties que le recours désastreux aux affrontements armés et au terrorisme sera extirpé progressivement des moeurs algériennes.

-Vous aviez soutenu une participation aux élections afin de marquer le début d’un travail de conscientisation des masses. Quelle est votre analyse du taux élevé des abstentionnistes ?
-Le soutien apporté à une participation combative dans la bataille électorale, c'est-à-dire impliquant non pas la course aux sièges en soi mais des efforts pour élever la conscience politique  des citoyens, n’exclut pas le constat qu’il existe une forte tendance en faveur de l’abstention ou du boycott. Je dirai même plus. La compréhension des raisons profondes des courants abstentionnistes est nécessaire à l’efficacité du travail visant à convaincre les citoyens de sortir de la posture d’observateurs passifs, chaque fois qu’elle laisse le terrain libre aux adversaires d’une vraie démocratisation.
Le taux élevé d’abstention était prévisible, il ne s’agissait pas pour autant de s’y soumettre mais de le comprendre pour aider les citoyens à dépasser eux-mêmes les raisons d’une paralysie politique inconsciente, qui ne touche d’ailleurs pas le seul domaine des activités électorales. Il reflète la forte insatisfaction des citoyens quant à leur vécu quotidien, leur opposition à une gouvernance dominée par les pratiques d’autoritarisme et de corruption, d’une part. D’autre part, il traduit une conscience encore insuffisante des possibilités combatives d’expression, de mobilisation et d’intervention active des citoyens dans le débat national. Une session électorale ne se résume pas au geste de mettre un bulletin dans l’urne ou à l’occasion offerte de ranimer les débats publics juste le temps d’une élection. Les motivations diversifiées des abstentionnistes, des plus simplistes et spontanées aux plus argumentées politiquement, confirment qu’il reste un travail politique important à réaliser pour que les citoyens découvrent et défendent les droits et possibilités que chacun et chacune  portent individuellement et en groupe contre les mœurs voulues de dépolitisation et de tripotages affairistes.
Ceci est un aspect de la question, il en existe un autre sur lequel j’avais insisté en rappelant en avril et mai dernier ce que Lénine qualifiait de «crétinisme parlementaire», c'est-à-dire les limites de toute consultation électorale dans le cadre de régimes ou de situations qui ferment le jeu démocratique. Le problème est plus vaste que celui des élections dans de telles conditions, c’est celui de l’articulation juste à réaliser entre l’utilisation des réformes et la perspective révolutionnaire. Une articulation que le mouvement national algérien avait souvent pratiquée contre le régime colonial, quand judicieusement il ne faisait pas des batailles électorales une fin en soi, mais un des moyens de faire progresser au sein des masses les orientations et les instruments politiques de la libération.
C’est dans cette perception révolutionnaire, tout en préconisant une participation politique active des citoyens au lieu d’une posture facile d’observateurs qui comptent les points, j’avais insisté sur le fait que la ligne de clivage ne passait pas entre votants et abstentionnistes. Elle passait entre participants ou non, les autres jours de l’année, aux innombrables luttes rassembleuses et convergentes pour en finir avec des pratiques antisociales et antidémocratiques et avec le régime qui les conduit. La ligne de partage entre citoyens (qu’ils soient votants ou non votants) est tracée par la réponse au critère suivant: que font les uns et les autres, une fois passée la fièvre électorale ou même durant celle-ci ? Se croisent-ils les bras, ou bien, en plus de leur droit et devoir aux commentaires, analyses et prises de position, se battent-ils côte à côte dans les mille et une initiatives que les couches populaires, les associations, partis, syndicats et corporations engagent pour des solutions à leurs problèmes, dans la perspective d’un plus grand changement ?
Réformes ou révolution ? Comme entre les années 1920 et 1950 du siècle dernier en Algérie, la question a sa meilleure réponse dans l’articulation des deux, dans  l’intégration des acquis et  des conquêtes réformistes dans la voie et l’esprit du changement radical.

-Vous avez appelé dans une de vos contributions parues sur le journal électronique La Nation à la constitution d’un Front du salut national, démocratique, social et souverainiste. Quels sont les préalables à l’édification d’un tel front, dans un contexte marqué par une fermeture du champ politique, une démission des élites, et une démobilisation des masses ?
-Les seuls préalables résident dans les orientations et les objectifs d’action et non pas, comme on l’imagine souvent, dans des a priori ou des préférences sur les composantes de ce Front. Les composantes dépendent logiquement d’une convergence assez forte sur les orientations. Et ces dernières, vous venez précisément d’en désigner trois indirectement, à travers trois des maux qui minent la nation et la société. Un Front pour le salut de la nation, pour la promotion des droits et intérêts du peuple, c’est l’instrument qui a vocation d’œuvrer aux trois besoins pressants que vous avez définis en creux : ouvrir le champ politique, encourager les élites à assumer leurs responsabilités, mettre en mouvement les masses.
La dénomination formelle d’un tel Front, laissée au choix de ses composantes, a comme seule fonction de refléter le caractère vital des objectifs consensuels, c'est-à-dire la sauvegarde des intérêts nationaux et de leur contenu démocratique et social. Voilà pour le contenu, rendu, selon moi, incontournable et dicté par le marasme aigu actuel.
Maintenant, à propos du scepticisme toujours soulevé par des projets de Front de ce genre, deux remarques sur l’esprit et les modalités de réalisation et de fonctionnement d’un Front caractérisé par un tel contenu. La première est qu’il ne peut émerger sous l’effet d’une baguette magique tenue par un sommet d’initiateurs. La seconde est qu’il ne peut naître et se consolider que par l’action autour d’objectifs concrets aux niveaux des bases et des sommets. Pourquoi cela ?
Les déceptions, alimentées par tant d’expériences inabouties, ont en général pour cause la croyance qu’un front efficace tomberait du ciel ou plus exactement d’heureux accords sur le papier et de décisions volontaristes d’états-majors politiques touchés brusquement par la grâce unitaire, souvent d’ailleurs pour des raisons beaucoup plus tactiques et manœuvrières que par souci d’unité d’action. Or l’édification d’un Front qui mérite ce nom est essentiellement et d’abord un processus sinueux et difficile de luttes et d’efforts dans le champ social et politique, qui en prépare l’émergence et le succès sur le terrain, dans des formes souvent imprévues.

-Des fronts ont existé et en existent toujours ?
-Je crois pouvoir constater que depuis plusieurs années l’aspiration à un vrai Front, résultat d’efforts convergents et prolongés, a progressé dans le pays, par rapport à des fronts qui n’en ont que le nom séduisant.
Je n’ai pas innové en proposant un Front. Un grand nombre d’appels similaires ont été et sont de plus en  plus lancés venant d’horizons patriotiques différents. La tendance est encourageante, elle signifie non seulement que le besoin est ressenti, mais aussi que son contenu suggéré est plus démocratique, plus fédérateur par rapport aux quelques organisations politiques (FLN, FFS, FIS ou RCD), dont la dénomination de Front ou de Rassemblement recouvrait en fait des réalités de partis avec un éventail idéologique, doctrinal et politique plus limité, même si à leurs yeux l’intention frontiste  n’exclut pas un rassemblement sous leur hégémonie.
Ce qui a  progressé et n’était défendu dans le passé que par une minorité progressiste, c’est le projet d’un front à composantes politiques, idéologiques et humaines diversifiées. C’est la fondation d’un nouveau Pacte national à partir d’efforts et d’échanges émanant d’horizons multiples, tels que l’a suggéré entre autres le cercle d’intellectuels «Nedjma». Il reste cependant évident que, face à l’immobilisme d’un régime qui ne se réformera jamais de lui-même, c’est seulement adossés à un puissant mouvement social et politique de masse que les orientations d’un nouveau Pacte national déboucheront sur un vrai changement.
Cela amène à récuser et éviter  une logique trop simple d’alignements avant tout organiques et partisans qui ont fait long feu, victimes des tensions hégémonistes. Et à donner d’autant plus de poids et prioritairement à l’engagement réel envers des plateformes d’action correspondant à des objectifs concrets communs assurant une cohésion davantage fondée sur la clarté des intérêts et du libre consentement.
Il n’est pas besoin de faire une liste théorique de ces objectifs communs, il suffit de puiser dans la vie qui appelle aux rapprochements dans l’action et pour l’action.  Il suffit de tirer les leçons des échecs douloureux pour tous qui ont résulté des divisions entretenues entre «laïcs» et «islamistes» ignorant l’essentiel de leurs problèmes et intérêts communs, ou entre chômeurs et titulaires déjà d’un emploi, entre femmes travailleuses ou au foyer, porteuses de voiles ou non, entre disparus et victimes du terrorisme ou des forces répressives, entre citoyens et militants imprégnés par les trois langues et cultures vernaculaires utilisées en Algérie, etc.
Cette diversité enrichissante ne signifie pas que le Front large, exigé par les problèmes sérieux qui assaillent chaque citoyen, ne doive pas et ne puisse pas reposer sur un socle politique et idéologique minimum, exigeant pour tous, qui assure sa cohésion, son dynamisme, son efficacité. Au minimum, le programme d’un tel front ne peut revenir en arrière sur l’orientation fondamentale démocratique et sociale nettement proclamée le premier novembre 54 et entérinée à l’indépendance. Mieux, les citoyens algériens sont en mesure d’affiner ces orientations à la lumière des leçons à tirer des avancées et des reculs opérés au long des cinquante années après l’affirmation de ces principes généraux.
Ainsi, forte de ces enseignements, une Algérie guidée par des orientations frontistes serait mieux armée pour traiter nombre de problèmes qui la divisent et l’affaiblissent. Comme par exemple consolider et protéger les libertés d’opinion, de conscience, les droits de chacun et chacune à assumer ses propres convictions religieuses et philosophiques dans des modalités qui respectent celles de ses autres concitoyens, de garantir et protéger l’égalité de droits juridiques et civils entre algériens et algériennes.
Ou encore mieux définir et articuler les relations et les domaines respectifs  des secteurs public et privé dans l’intérêt du développement économique et social et de la souveraineté nationale. On sait à quel point les débats et les luttes dans ce domaine ont été dévoyés aux dépens des capacités productives du pays par des acteurs appartenant aussi bien au secteur public que privé, lorsque pour justifier leur domination, ils sont préoccupés chacun de critiquer les carences et malversations du secteur concurrent au lieu aussi de voir, corriger et assainir  les carences de leurs propres secteurs. En fait, cette vision hégémoniste d’un gagnant et d’un perdant a été encouragée par les orientations officielles qui ont laissé se développer dans l’un et l’autre secteur des pratiques nuisibles à une stratégie de développement économique et de souveraineté nationale.
Malveillance et laisser-aller ont en effet prévalu sous couvert d’une illusoire régulation laissée à une fausse « Trilatérale » dominée par les barons du public et du privé. La troisième composante de cette instance, celle qui aurait dû représenter les salariés ou travailleurs indépendants, pourtant massivement concernés par le sort de l’économie, a été totalement privée de son rôle d’incitation, de contrôle et d’arbitrage, par la caporalisation de l’UGTA et des autres instances représentatives. Ce dernier exemple pose la question de ce que devrait être la mission cruciale d’un Front de sauvegarde nationale dans toutes les activités d’intérêt général : proposer, promouvoir et protéger les moyens concrets d’un contrôle démocratique. Un contrôle appuyé par une large mobilisation la fois étatique et populaire, qui vise à contrecarrer les actes de corruption et d’arbitraire et à encourager les coopérations et  les initiatives d’assainissement de la vie économique, sociale et politique, prioritairement au bénéfice des couches laborieuses et économiquement défavorisées qui ont porté le fardeau le plus lourd des dernières décennies.

-L’Algérie célèbre cette année son 50e anniversaire d’indépendance. L’avons-nous ratée, cette indépendance ?
-Je crois comprendre ce que vous voulez dire. Ce que nous avons raté en effet, ce n’est pas l’accès à l’indépendance, conquise au prix fort contre un colonialisme qui a été le grand perdant. Mais nous n’avons pas gagné tous les fruits escomptés pour des sacrifies aussi élevés. C’est humiliant. Pas tellement quand on entend certains des nôtres dire, par dépit, que nous étions mieux du temps de la France, souvent parce qu’ils n’ont pas vécu, heureusement pour eux et grâce à l’indépendance, l’enfer matériel et moral de l’époque. C’est surtout très douloureux parce que ce n’était pas fatal.
Douloureux quand on voit des personnages ou des cercles prétendument de «l’élite» ou bombant des torses patriotiques, trouver normal de se courber devant les représentants des intérêts de nos anciens oppresseurs, trouver normal qu’une partie vitale de nos ressources nationales ait été sur le point d’être bradée sans le sursaut de fierté et de bon sens qui a atténué et peut-être différé seulement le massacre. Douloureux de voir des «élites» indifférentes et souvent méprisantes envers les enfants et petits-enfants des millions de combattants armés et non armés qui nous avaient libérés. Douloureux de penser que les cercles dirigeants, qui se sont éloignés du rêve des millions d’hommes et femmes qui n’ont pas raté la libération indépendantiste, nous ont fait rater la libération démocratique et sociale, la construction nationale et citoyenne.
Nous serions des moutons si la majorité d’entre nous ne s’interrogeaient pas sur le pourquoi d’un renversement aussi injuste et coupable. Pourquoi «la Mecque des révolutionnaires» est-elle descendue dans le peloton de queue des attardés du développement global ? A cela, il n’y a aucun secret ni impossibilité de comprendre. Sauf pour ceux que leurs intérêts inavoués, ainsi que ceux de leurs think tanks, «experts » et autres valets médiatiques, n’incitent pas à voir en face la vérité.

-Quelle est cette vérité ?
-La vérité est simple, limpide. C’est bien pourquoi les responsables des dégâts de grande ampleur ont tout fait pour brouiller les pistes d’analyse de la révolution nationale, effacer et déformer les faits historiques, masquer les mécanismes de la contre-révolution.
Au cœur de cette vérité objective, une réalité, celle des intérêts de classe, à l’échelle nationale ou au niveau mondial. Visibles ou dissimulés, ces intérêts ont été et sont toujours présents, sous-jacents et influents sur les rapports de force et les orientations du mouvement de libération. Les intérêts de classe, légitimes ou non, ont d’abord été sources de tensions ou de faux pas avant l’indépendance, mais gérés de façon relativement positive par les composantes du mouvement national dans l’intérêt de l’unité d’action anticoloniale. Puis après l’indépendance, ils ont été à la base de graves insuffisances et nuisances pour les intérêts de la nation, y compris dans les périodes initiales les plus fastes de la reconstruction de l’économie et de l’édification nationale. Peu de secteurs patriotiques peuvent nier les effets désastreux des politiques engendrées par l’évolution décennie après décennie vers les formes les plus régressives d’un capitalisme autochtone sous-développé, parasitaire et compradore, à l’ombre du capitalisme mondial de plus en plus ultralibéral et néo-impérialiste.
Toutes les couches de la société algérienne en ont souffert à des degrés inégaux, à part les profiteurs directs ou indirects des pratiques de rapine et de dilapidation des ressources nationales. Mais les couches laborieuses urbaines et rurales, une partie des couches moyennes, leurs organisations sociales et politiques en ont subi les lourds préjudices encore plus que toutes autres forces sociales, en même temps que se poursuivait le démantèlement ignoble du tissu industriel et des  autres capacités productives. Tout ceci, au grave préjudice du destin national dont les structures et organisations progressistes étaient les défenseurs les plus conséquents et les plus désintéressés.
Faut-il rappeler que dès novembre 1962, le PCA fut la première formation politique interdite. Le pouvoir Benbella, socialiste «spécifique» mais pas seulement lui, craignait les résultats des mobilisations démocratiques de masse réussies par le PCA et le quotidien Alger républicain, que le nidham FLN ne parvenait pas – et pour cause, vu ses orientations – à susciter dans la population. Quelques semaines plus tard, ce fut au tour de l’UGTA dont le Congrès subit les violences des hommes de main commandités par le «BP» du FLN, agissements de voyous politiques venus «récompenser» les dirigeants syndicaux qui, par nationalisme imprudent et naïf, avaient en 1956, peu après le courant messaliste de l’USTA, cautionné, sinon activement organisé la scission syndicale et l’allégeance à la CISL-CIA.
Faut-il rappeler que le premier parti victime de l’opération «pluralisme de façade» après Octobre 1988 fut le PAGS, prélude à l’accentuation catastrophique des mœurs dictatoriales durant la décennie 1990. Ce n’était que le prolongement logique d’un choix stratégique et de classe accentué en Octobre 1988 par le pouvoir soucieux de se survivre et certains rouages dévoyés de l’institution militaire, affolés par le soulèvement massif d’une jeunesse et d’un peuple excédés. Ils ont durement réprimé le mouvement syndical et politique dont les revendications et les démarches fortes et responsables, notamment dans la zone industrielle et agricole de l’est Mitidja, étaient exemplaires, après avoir défendu depuis janvier 1966 (fondation du PAGS) le chemin pacifique et démocratique d’une réelle issue de crise aux impasses nationales créées lors de l’été 1962 et aggravées par le 19 juin 1965. Les cercles dominants du pouvoir ont choisi en 1988, tout en réglant au passage leurs inavouables comptes internes, de monter des scénarios émeutiers à la faveur desquels ils mettaient en selle les courants intégristes grossis à la fois par le mécontentement social et politique et par le «grand jeu» international de l’axe CIA-Saoudien.
On en connaît les suites, pour l’Algérie comme pour les autres peuples du Grand Moyen Orient américain, jusqu’aux «printemps» arabes qui vivent aujourd’hui les facettes contradictoires de grands espoirs et progrès entravés de lourdes et sanglantes déceptions. Les leçons ont-elles été toutes tirées ? Jusqu’aux racines, c'est-à-dire la relance sans concession de l’élan démocratique, social et unitaire, contre un système de domination mondiale sans pitié, entré en crise aiguë et désormais contesté partout par un nouveau cycle de prises de conscience et de mobilisations populaires.

-Est-il trop tard pour tout réparer ?
-L’Algérie n’a pas encore tout perdu. Son potentiel est toujours là, avec des jeunes générations qui malgré le pilonnage idéologique qui cherche à les dévoyer, sont avides de savoir, à l’écoute du monde et ne sont pas prêts à avaler n’importe quelles vieilles sornettes. Ils peuvent plus rapidement accéder à l’expérience politique des anciennes générations lorsqu’elles tirent les enseignements des échecs, divisions et illusions passées, comme le font de nombreuses analyses et travaux sérieux. Ces derniers de plus en plus nombreux, incitent comme le font les contributions précieuses et fouillées de Hocine Bellaloufi et de Abdelatif Rebah, à l’exercice difficile mais nécessaire de déjouer les approches sectaires aussi bien qu’opportunistes face aux situations et problèmes politiques et économiques de l’Algérie contemporaine dans un contexte régional et mondial de plus en plus hostile et complexe.
Les responsables des échecs nationaux de grande ampleur n’en tireront pas d’eux-mêmes les leçons pour prendre des initiatives dénuées d’esprit de manœuvre. C’est le peuple, les citoyens avec leurs organisations présentes ou à venir et leurs vraies élites qui le feront, si elles se retroussent les manches en joignant les actes aux prises de conscience.
Ce n’est pas non plus pour l’essentiel des textes de Constitutions ou de chartes nouvelles ou le rajeunissement des cadres qui par eux  seuls créeraient l’évènement. Si on avait appliqué seulement le quart des dispositions et des annonces positives contenues dans les anciennes Constitutions successives, si on avait écouté au moins une partie des orientations préconisées par des cadres des anciennes générations, si parmi les jeunes on avait soutenu  les cadres honnêtes au lieu de les vouer à la prison, à la démission et à l’exil tandis qu’on chouchoutait les jeunes « Golden Boys » des cercles rapaces à la mode Khalifa, prêts à vendre le pays au plus offrant, le peuple et l’Algérie auraient connu des jours meilleurs et plus assurés.
Un autre fantasme démobilisateur et destructeur est celui qui divise l’Algérie en deux mondes, l’un monopolisant la vertu et l’autre  le vice. Ainsi par exemple se partagerait le monde entre militaires et civils, et tant d’autres lignes de partage comme entre ceux qui professent les mêmes idées que soi- même et tous les autres qui ne les partagent pas, évidemment hérétiques et voués au «takfir» laïc ou religieux, selon la rengaine : «Qui n’est pas avec nous est contre nous». Quand apprendrons-nous à juger aux actes et non aux étiquettes distribuées selon des critères diviseurs ?
Ce qui est vieux et périmé, ce qui est mauvais pour le  pays, contraire aux enseignements aussi bien de la modernité que des traditions, aux exigences de la paix et du développement, c’est le mode de gouvernement actuel et le système qui l’a engendré. Il rend obsolète, improductif et dangereux tout ce qu’il prétend régenter selon son bon plaisir et ses intérêts de classe et de caste.
Après cinq décennies éprouvantes, les temps du changement démocratique et social ont mûri. Il reste à ceux pour qui il est un besoin vital, à apprendre avec patience de l’expérience des uns et des autres et à lutter ensemble avec fermeté pour concrétiser un nouveau cycle historique plus humain et plus juste.

Nadjia Bouaricha
In El Watan 2012-07-04

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