vendredi 22 juin 2012

Les tragiques destinées de la démocratie arabe




Burhan Ghalioun analyse l'échec de la démocratisation du Monde arabe

Par Burhan Ghalioun

Démocratie locale et stratégie globale : de la découverte par l’Occident des besoins arabes en matière de démocratie


Si pendant longtemps personne ne s’intéressait à la question de la démocratisation du monde arabe c’est d’une part, parce qu’on avait, en Occident surtout, la conviction que la culture arabe et musulmane ne correspondait pas aux valeurs de la démocratie perçue comme un patrimoine intimement lié aux valeurs de la civilisation occidentale. C’est d’autre part, parce que Washington et les capitales européennes n’avaient aucune raison de se préoccuper sérieusement du sort des sociétés arabes qui avaient choisi de se couper de l’Occident lorsqu’elles ont opté pour l’indépendance. Le monde arabe n’intéressait l’opinion publique occidentale qu’à travers la question du conflit israélo-arabe qui continuait et prolongeait, d’une certaine manière, le conflit colonial.
Au contraire, versé, après son indépendance, dans le nationalisme et la quête de puissance, le monde arabe a été souvent perçu comme une source de menaces imprévisibles que le déchaînement de la violence de l’extrémisme islamique récent ne pouvait que confirmer. Dans ce contexte, il était plutôt réconfortant pour les responsables politiques occidentaux ainsi que pour les intellectuels de penser que les Arabes font bien de continuer à vivre en conformité avec les institutions qui correspondent le mieux avec la culture de leurs ancêtres. Quand on évoque la question de la démocratie dans le monde arabe, ce n’est jamais pour en discuter sérieusement mais pour signaler son absence naturelle ou, mieux, pour opposer celle-ci à la démocratie de l’État hébreu.
Mais, depuis que l’administration américaine annonce par la voix de son président G.W. Bush sa volonté de changer de politique et de ne plus fermer les yeux comme durant les 60 dernières années sur les exactions des régimes autoritaires arabes, la démocratie ou plutôt la démocratisation du monde arabe se trouve au premier plan de la politique internationale. Car, comme le président des États-Unis l’a si bien dit dans son allocution prononcée à la Bibliothèque du Congrès le 5 février 2004 : « Tant que cette région sera en proie à la tyrannie, au désespoir et à la colère, elle produira des hommes et des mouvements qui menaceront la sécurité du peuple américain et celle de ses amis » [1]. Après avoir affirmé pendant des décennies l’incompatibilité de la culture ou de la religion arabes avec la démocratie, voilà que des intellectuels et hommes politiques américains se montrent aujourd’hui convaincus plus que jamais que rien dans la culture arabe ne s’oppose à l’instauration de celle-ci.
Le début du processus qui a amené le gouvernement américain à se rendre compte de l’absence de libertés dans les pays arabes coïncide en effet avec les préparations de l’intervention militaire de la coalition en Irak en 1991. Face aux multiples critiques émises par l’opinion publique internationale quant aux moyens utilisés et pour justifier une prolongation sans fin d’un embargo jugé criminel par les organisations humanitaires, surtout après l’élimination des armes de destruction massive, les responsables politiques des pays coalisés n’avaient d’autre choix que de mettre en avant une version humaniste de leur invasion. Ce n’est pas seulement pour obliger l’Irak à se défaire de ses armes stratégiques, disent-ils, qu’ils sont intervenus, mais également pour débarrasser les Irakiens du régime criminel qui n’hésite pas à les utiliser contre ses propres populations.
C’est peut-être le choc des événements tragiques du 11 septembre 2001 qui a fait avancer le mieux l’idée de la démocratisation du Moyen-Orient. Le traumatisme causé par la destruction apocalyptique des tours du World Trade Center n’a pas eu pour seul effet une remise en cause générale au sein de l’administration, voire de l’ensemble de l’élite américaine. Il a fait découvrir également aux Américains des peuples arabes opprimés dont ils ignoraient jusqu’à l’existence. La première question que l’opinion américaine s’est posée face à cette tragédie est de savoir pourquoi les Arabes haïssent l’Amérique et comment une telle violence pouvait leur parvenir d’une région considérée comme sous contrôle et où ils ont de nombreux régimes amis sinon protégés.
Où se trouve l’erreur ? est le titre d’un ouvrage très significatif et très instructif sur cette interrogation de l’histoire par les Américains, écrit par le grand orientaliste américain B. Lewis [2]. Mais cette question se pose également et en même temps aux régimes et élites arabes. C’est dans la réponse à cette question majeure pour la compréhension des événements du 11 Septembre comme pour l’élaboration des politiques de l’après-septembre que se trouvent les causes de la rupture du contrat, vieux de plus d’un demi-siècle, conclu entre les États-Unis et l’autoritarisme arabe.
Aux critiques faites par les gouvernements arabes à l’administration américaine pour son soutien inconditionnel de la politique extrémiste israélienne, les Américains répliquent en accusant les gouvernements arabes d’avoir encouragé le terrorisme par leur tyrannie, la mauvaise gouvernance, la corruption, l’absence de sens des responsabilités et de transparence. Mais la rupture avec les régimes autoritaires n’est pas encore consommée. Les responsables américains continuent de se poser beaucoup de questions sur l’opportunité d’une orientation sinon démocratique du moins pluraliste de la région.
C’est surtout après la deuxième intervention militaire américaine en Irak, en avril 2003, que le bras de fer sera engagé. Essuyant les coups d’une résistance irakienne aussi tenace qu’inattendue, perdant tout espoir de prouver l’existence des armes de destruction massive sur le sol irakien, l’administration américaine attendait un peu plus de soutien et de coopération de la part de ses amis arabes. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Alarmés par le discours agressif des responsables américains sur la nécessité de la restructuration de la région du Moyen-Orient, manifestement en faveur d’Israël, renforcés par les revers militaires et politiques de l’administration américaine en Irak, les régimes arabes manifestent de plus en plus de réticences à l’égard du diktat américain. Même s’ils se montrent prêts à laisser leurs services de renseignement collaborer pleinement avec les services américains dans la lutte contre le terrorisme, ils refusent d’adopter l’agenda américano-israélien qui fait de la sécurité d’Israël, en dépit de sa politique expansionniste, une priorité de la politique moyen-orientale et qui demande aux Arabes de la soutenir par des réformes qui devraient éradiquer le terrorisme ou du moins créer les conditions favorables à son élimination. Ils insistent par contre sur la nécessité de relancer le processus de paix qui reste à leurs yeux la clé de toute réforme politique, économique ou culturelle.
C’est à ce moment que les Américains franchissent le pas et parlent clairement des plans de réformes et de démocratisation des régimes arabes. Au lieu de se laisser enfermer dans la défense désespérée d’une campagne militaire irakienne relevant de la pure tradition coloniale, le gouvernement américain passe à l’offensive en se posant comme l’ennemi des régimes corrompus de la région. L’instauration de la démocratie dans la région est brandie comme une épée de Damoclès contre des régimes rendus coupables par leur refus d’obtempérer. Dans un schéma qui reprend celui de l’appel au soulèvement des populations chiites et kurdes de l’Irak après la guerre de 1991, les Américains comptent atteindre deux objectifs : améliorer leur image aux yeux des peuples arabes sur le compte des régimes, faute de pouvoir offrir autre chose dans le dossier du conflit israélo-arabe, et brandir la menace d’une éventuelle destruction politique massive des régimes arabes pour obliger leurs gouvernements à se soumettre.
Le projet de démocratisation du Moyen-Orient proclamé par les Américains fait ainsi partie intégrante de la stratégie américaine globale. C’est une arme de persuasion, c’est-à-dire un moyen et non une fin. C’est pourquoi le projet annoncé par les Américains est fondé sur une pure rhétorique. Il ne prévoit ni comment ni par quels moyens ni sur quelles forces il va compter pour faire avancer le processus ou convaincre les équipes arabes au pouvoir du bien-fondé de la démocratisation, excepté, peut-être, l’emploi de la menace par des mesures de rétorsion qui risquent de n’avoir que très peu d’effets sur des régimes inertes et figés.

La modernité politique arabe entre libéralisme et radicalisme

Contrairement à une idée largement répandue aujourd’hui au sein de l’opinion publique occidentale, voire mondiale, en accord avec un certain anti-arabisme primaire, appuyée sur les retombées de la crise profonde qui frappe les sociétés arabes, la pensée et les pratiques démocratiques ne sont nullement étrangères au monde arabe contemporain. Dès la deuxième moitié du XIXè siècle, sous l’influence des idées de la révolution française, les élites ottomanes, arabe et turque ont été gagnées aux idées de la monarchie constitutionnelle, voire de la République et du gouvernement démocratique. C’est dans ce sens que la Constitution a été imposée aux souverains ottomans (23 décembre 1876) et que des élections générales ont été organisées pour permettre aux populations de toutes les provinces de choisir leurs représentants au premier parlement ottoman. C’est d’ailleurs l’échec de cette toute première démocratisation de l’empire, à laquelle les représentants des provinces arabes ont activement participé avec les Jeunes-Turcs, qui réoriente les élites arabes vers la voie de la séparation puis de l’indépendance. La volte-face du sultan Abdulhamid II (1842-1918) qui suspend la constitution, s’oppose aux réformes et fait régner la terreur dans les provinces arabes, pousse ses représentants, ainsi que les intellectuels arabes engagés dans le combat pour la modernisation de l’ensemble de l’empire dans le cadre de l’organisation des Jeunes-Turcs et de celle des Arabes autonomes, à rompre les liens avec Istanbul pour préparer la sécession. C’est sur la base de ce divorce entre Arabes et Turcs causé par la répression hamidite que se renoua la nouvelle alliance arabo-occidentale dans la région du Moyen-Orient. La Révolte arabe qui mettra fin à la domination d’Istanbul sur les provinces arabophones asiatiques a été ainsi le fait conjoint des élites arabes et du gouvernement britannique sur la base des accords MacMahon-Husayen ibn Ali qui prévoient la création dans les zones libérées d’un royaume arabe réunissant l’ensemble du Machrek arabe à l’exception de l’Egypte[3].
Cependant, la nouvelle alliance arabo-occidentale n’a pas résisté aux appétits colonialistes de l’époque. Britanniques et Français se sont accordés pour se partager les restes du royaume avant même qu’il ne voie le jour, comme l’avaient prévu les accords Sykes-Picot de 1916[4]. Mais cette trahison de l’Europe ne détourne pas les Arabes de leur choix moderniste et libéral. En réalité la deuxième moitié du XIXè siècle a été pour l’ensemble du monde arabe, mais particulièrement pour le Machrek, une période de grande rénovation culturelle et politique. Les valeurs comme les institutions de la modernité politique : nation, constitution, parlement, patrie, citoyenneté, égalité ont été largement assimilées par les nouvelles élites arabes. Les souverains éclairés comme les classes aristocratiques n’ont cessé, pendant des décennies, de multiplier l’envoi de missions scientifiques ou estudiantines pour former les nouvelles générations aux sciences et à la culture modernes.
Ainsi, malgré la domination occidentale, sous forme de colonisation ou de mise sous mandat ou protectorat, les élites arabes continuaient à défendre une conception libérale et moderniste de la politique. Le combat contre cette domination étrangère a été mené au nom de la liberté, des droits des nations à disposer d’elles-mêmes, et a été perçu plus comme un combat pour la liberté que pour l’identité culturelle ou religieuse. C’est dans ce contexte que sont d’ailleurs nés les multiples nationalismes séculiers autour desquels vont se constituer, après l’indépendance, les différents nouveaux Etats. Des partis politiques, animés par des élites pluralistes, d’inspiration libérale, socialiste ou nationaliste se développent parallèlement à la floraison des syndicats et des autres organisations de la société civile. L’islamisme qui occupait tout l’espace politique et idéologique a été réduit à un simple parti ou pseudo-parti politique, partout minoritaire. Des régimes politiques pluralistes, avec des élections compétitives, des parlements animés, un jeu politique très subtil, ont bien existé et se sont maintenus contre vents et marées jusqu’aux années 50 du XXè siècle. La littérature qui nous est parvenue de cette époque ne témoigne nullement de l’existence de la pensée unique ni d’aucune nostalgie pour les temps passés. Elle est résolument libérale, nationaliste ou socialiste et toujours séculariste, moderniste et humaniste. C’est ainsi que partout ou les indépendances n’ont pas été organisées par les autorités coloniales, les peuples ont choisi de conclure leur combat contre la domination étrangère par l’instauration de républiques parlementaires, séculières et modernistes et non par l’établissement de royaumes autocratiques. La volonté de rattraper coûte que coûte l’Occident et de combler le retard a été, dans le monde arabe comme ailleurs dans les sociétés non occidentales, le grand vecteur de l’engagement dans la modernité, voire le moteur du progrès.
C’est aussi cette volonté même qui va amener les élites arabes, comme la plupart des élites des pays ex-colonisés, à adhérer massivement, dans la période post-indépendante, aux idéologies du radicalisme politique. Avec la prise de conscience, de plus en plus aiguë, de l’étendue du fossé qui sépare les sociétés arabes des sociétés modernes ainsi que de la difficulté de faire évoluer la situation rapidement, le choix libéral perd de sa crédibilité et paraît s’identifier au conservatisme. Il n’apporte pas comme on l’espérait les réponses efficaces à la question du retard et ne satisfait donc pas aux besoins d’un changement que l’on voulait rapide et global.
Comme partout dans ces pays assoiffés de liberté, de souveraineté, d’égalité et de puissance, les élites arabes ont opté, après la Deuxième Guerre mondiale, pour la voie de la révolution, nationaliste, socialiste ou marxiste. Elles ont adopté majoritairement le modèle étatique d’organisation et de mobilisation des sociétés, supposé à l’époque plus rationnel et plus dynamique et ayant fait à l’époque ses preuves en Europe de l’Est, dans l’ex-Union soviétique, en Chine ainsi que dans d’innombrables pays asiatiques, latino-américains ou africains. La mise en œuvre de ce modèle étatique par des régimes nationalistes, socialistes ou communistes ne doit rien à la culture arabe ou musulmane classique. Elle ne répond en aucune façon à des besoins ou à des penchants autoritaires ou despotiques innés. Elle vient, dans le monde arabe, comme dans les autres pays qui ont connu le même phénomène, de la conviction, partagée d’ailleurs par d’éminents philosophes et intellectuels occidentaux, laïques et rationalistes, que pour vaincre l’inertie naturelle des sociétés traditionnelles et faire face à l’absence de développement et aux carences du capital en matière d’investissement, il faut passer par un renversement du rapport de forces et par le changement de la nature du pouvoir. L’accélération du progrès semble être liée alors à la mise en place d’un pouvoir d’État fort, interventionniste, dirigé par une avant-garde éclairée et consciente, ce qui suppose également la mise entre parenthèses de la question de la légalité, du droit et de la démocratie représentative. L’histoire, pensait-on, et surtout celle du progrès, ne se fait pas que par des idées, mais aussi par de l’action, c’est-à-dire par la force de la contrainte. La naissance ne peut se faire sans violence et on ne peut pas aller plus vite et rattraper le retard sans brûler les étapes. Cette vision volontariste est le pur produit des idéologies historicistes modernes. Elle n’a rien à voir avec l’islam en tant que religion, accusé jadis de fatalisme, ni avec la culture arabe ou avec aucune culture traditionnelle d’ailleurs. Ce volontarisme est même le fondement épistémologique du totalitarisme « progressiste » qui, contrairement au fascisme versé dans le pessimisme, est le sous-produit de l’engouement pour le progrès et de l’excès de foi dans l’émancipation.
Il n’y a là rien d’exceptionnellement arabe ou qui vienne directement de la religion ou de la culture musulmane. Les élites arabes ont adhéré à cette vision historiciste et volontariste de l’histoire dans les années cinquante du XXè siècle comme elles avaient adhéré un siècle auparavant aux idéologies libérales. En fait, la révolution a été l’idée et la préoccupation centrales de toute une génération, non seulement dans les pays pauvres mais aussi en Europe et dans les pays industrialisés [5]. La révolution, c’est-à-dire la transformation radicale et totale des structures des sociétés, était perçue partout dans le monde comme la stratégie idéale pour une modernisation rapide et profonde. Ainsi, révolution et modernité se sont à un certain moment confondues. La pensée révolutionnaire a été considérée comme le stade suprême de la pensée moderniste, voire de la modernité intellectuelle, politique et économique.
Pour le monde arabe, ce n’est pas totalement faux. C’est d’ailleurs à cette période que les pays arabes ont connu le plus de réalisations au cours de leur longue et difficile modernisation. Selon les études de la Banque Mondiale, jusqu’aux années 70, c’est la région arabe qui a obtenu les meilleurs résultats dans les domaines de la lutte contre la pauvreté, de la scolarisation, de la santé et de la croissance. Elle était donc à l’avant-garde de toutes les autres régions similaires : Afrique, Asie et Amérique Latine
[6]. Portées par une vague d’espérance et de foi dans le progrès et espérant rattraper leur retard et devenir comme les autres nations avancées, les masses comme les élites locales se sont investies pour accélérer le rythme du progrès et de la modernisation.

De la révolution nationale à la terreur politique

Les années 80 vont connaître le déclenchement de ce qui peut être qualifié de véritable contre-révolution libérale à travers le monde. Partout les systèmes politiques autoritaires, socialisants ou capitalistes subissent le contrecoup de l’échec des modèles étatiques. Après les régimes fascistes d’Espagne, du Portugal et de Grèce, ce sont les régimes soviétiques qui vont accuser le coup. Partout le désenchantement révolutionnaire discrédite les idéologies et les pouvoirs totalitaires pour réhabiliter l’idée démocratique. Bientôt le long combat pour la démolition des systèmes d’oppression issus de la foi dans le progrès aura sa conclusion dans l’effondrement et le démantèlement de l’ensemble du système communiste européen et soviétique.
Les sociétés arabes n’ont été ni absentes ni à l’écart de ce processus général de libéralisation et de démocratisation. Elles ont commencé même plus tôt en raison de l’incohérence des bases idéologiques de leurs systèmes autoritaires et de la fragilité de leurs économies. Dès les années 70, le modèle étatique, de type progressiste socialisant ou patriarcal pro-occidental, sur lequel s’est appuyé la croissance économique comme les modernisations sociales, montre ses limites. A l’arrêt, sinon à la régression de la croissance devenue constante depuis les années 80 [7], s’ajoutent la sclérose des partis uniques et la corruption des élites au pouvoir. Le populisme des régimes progressistes comme le paternalisme des régimes monarchiques conservateurs est mort et avec eux tout le concept politique ancien. Il ne reste sur le terrain, agissant parmi les foules angoissées et dépolitisées, que les groupes de prosélytisme religieux. Sur le plan intellectuel, les idéologies sécularistes de progrès et de modernisation, auxquelles les élites intellectuelles restent attachées, sont de plus en plus discréditées et abandonnées. Sur le plan géopolitique et géostratégique, les Etats arabes, réunis pendant la guerre d’octobre 1973 pour effacer l’humiliation de 1967, sont divisés et dispersés alors que la droite sioniste entraîne la société israélienne dans une guerre sans fin dont les objectifs sont la liquidation du mouvement de libération palestinien et la réalisation du rêve du Grand Israël.
La dégradation de la condition matérielle, du climat social, politique et moral, s’ajoutant à l’incapacité manifeste des régimes arabes à faire face à la montée de la violence en Palestine, fait paraître comme jamais la profondeur de la rupture qui sépare dans les pays arabes États et sociétés, gouvernants et gouvernés, élites au pouvoir et peuples exclus. Les tensions s’aggravent et les contestations éclatent en plein jour. Ce sont les revendications matérielles qui sont mises en avant dans un premier temps. Ainsi, du Maroc (1981,1984) au Caire (1986) en passant par la Tunisie (1982 ?) et l’Algérie (1988), les années 80 ont été des années de révoltes dites « du pain », où l’augmentation du prix de l’aliment principal fait descendre les populations dans les rues et oblige les autorités à revenir sur leurs décisions.
Mais les contestations de type revendicatif vont être très vite suivies de contestations de type franchement politique. Dans la plupart des pays arabes, les années 80 ont vu surgir les appels de l’ensemble de la société civile pour en finir avec les régimes autoritaires. Les intellectuels, les classes moyennes comme de larges secteurs de l’opinion populaires réclament le changement, mot qui se transforme en un mot d’ordre de l’époque. Dans le changement figure en première position l’idée de la démocratie et des droits de l’Homme [8].
Le régime de Chadli Ben Jedid comme celui de Bourguiba n’ont pas pu résister à la pression populaire. Tous les pays ont connu plus ou moins des mouvements semblables qui traduisent l’aspiration renouvelée à un État de droit et de liberté.
Face à cette première vague de contestation démocratique provoquée par la dégradation de la situation économique et le discrédit politique des régimes en place, les pouvoirs n’ont pas eu d’autre réponse que d’écraser leurs sociétés et les de empêcher de continuer leur mouvement de revendication. La décennie de 80 a été ainsi celle de la grande répression : suspension des parlements, suppression des libertés publiques, arrestation par dizaines de milliers des militants de la démocratie et des droits de l’Homme, multiplication des disparitions et des assassinats politiques, voire provocation à la guerre civile et à des guerres extérieures. Sûrs des appuis internationaux, les régimes arabes étaient manifestement insensibles à toute idée de dialogue ou de négociation.
C’est peut-être la Syrie qui a donné le mieux l’exemple d’une répression sans pitié, finissant par un bain de sang dans lequel ont péri des dizaines de milliers d’êtres humains. Mais, au-delà de cette invraisemblable répression, les autorités ont pris des mesures exceptionnelles pour empêcher dans l’avenir la renaissance de toute vie politique, voire l’intérêt même des citoyens pour la chose publique. Elles vont jusqu’à la désorganisation totale et systématique d’une société mise hors la loi et privée de toute protection, politique ou juridique.
Ainsi, pour mettre fin à l’agitation des ordres des professions libérales, des syndicats des travailleurs, des comités de droits de l’Homme et des intellectuels libres qui réclamaient la fin de l’état de siège, la suppression des tribunaux d’exception et l’instauration d’un régime pluraliste respectant les libertés individuelles, le pouvoir baathiste ne s’est pas contenté de la simple dissolution arbitraire de tous les conseils syndicaux. Il est allé beaucoup plus loin, en interdisant, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, toute création d’associations de quelque nature qu’elles soient et en imposant sa tutelle directe et celle de son parti unique pour l’ensemble des associations existantes. Non seulement toute élection doit se faire sous la direction du parti au pouvoir, mais le Premier ministre se donne le droit de dissoudre tout conseil syndical élu, même dans ces conditions, sans avoir à se justifier. A l’éradication de toute vie ou activité politique s’est ajoutée depuis cette date la censure de l’ensemble de la vie de la société civile.
Lorsque la répression ne paraissait pas suffisante pour maîtriser la situation, certains régimes arabes n’ont pas hésité, devant l’ampleur du mouvement de protestation, à pousser eux-mêmes leur pays dans le gouffre de la guerre civile. Ils ont pu ainsi supprimer de facto la contestation et réhabiliter leur pouvoir impopulaire et discrédité comme le seul facteur d’unité et de sécurisation.
La réponse du régime irakien nous donne un autre cas exemplaire de riposte qui a été réservée par les pouvoirs de la région aux revendications démocratiques, à savoir la guerre extérieure. Déstabilisé par la victoire de la révolution islamique contre la monarchie des Pahlavi en 1978, le régime baathiste irakien ne pouvait pas continuer à assurer sa domination par la simple répression et la multiplication des attentats contre les éléments de l’opposition. Il ne voit d’autre solution pour détourner l’opinion de la question de la démocratisation que de lancer le pays dans une guerre dévastatrice contre le régime islamique iranien. De même que la guerre intérieure pour laquelle ont opté la Syrie baathiste et plusieurs régimes arabes pour faire face à la contestation ne pouvait se conclure sans la bienveillance, sinon les appuis extérieurs, la guerre déclenchée par le régime irakien en 1979 n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien direct, matériel, technique et politique des gouvernements occidentaux qui cherchaient à contenir l’Iran révolutionnaire et à faire tomber son régime islamique.
Mais le régime de Saddam Hussein n’est pas le seul à avoir réagi de la sorte pour briser la volonté de changement de son peuple. Il en va de même pour la guerre opposant Algériens et Marocains sur la question du Sahara occidental, pour les multiples conflits de frontières qui ont opposé l’Egypte et le Soudan, les pays du Golfe entre eux, ainsi que les conflits initiés ou/et financés par la Libye en Afrique et ailleurs. Dans tous les cas, il ne faut pas que la mention des guerres intérieures ou extérieures occulte ce qui est derrière, à savoir la terreur. Que ce soit par l’envoi forcé des jeunes et moins jeunes à la guerre ou par la répression politique farouche (arrestation par milliers, voire centaines de milliers des individus, militants ou citoyens ordinaires, torture, disparitions et assassinats, quadrillage des villes et censure générale de toute activité publique), le but est toujours le même : semer la terreur.

Démocratie arabe et sécurité occidentale

Parallèlement à ces stratégies de pouvoir, approuvées et parfois commandées et recommandées par les puissances protectrices, peu de choses a été fait pour redresser la situation économique et sociale. Les pays occidentaux comme les institutions financières internationales, bailleurs de fonds, se sont contentés, à l’égard des pays arabes, d’une simple transition progressive de l’économie planifiée à l’économie de marché, et n’ont d’autre préoccupation que l’encouragement de l’entreprise privée. Or, en l’absence d’une réforme des institutions et des systèmes politiques, la libéralisation économique a été, comme il fallait s’y attendre, un échec. A la place de la classe d’entrepreneurs dynamiques qu’elle devait favoriser, elle n’a fait que renforcer la mainmise des clans au pouvoir, de leurs parents et de leur clientèle sur une économie toujours stagnante et en perte de vitesse.
C’est face à ce blocage politique et à l’aggravation constante de la marginalisation sociale et de la paupérisation que, dans un deuxième temps, le mouvement de contestation est passé des revendications démocratiques aux actions violentes avec le but de renverser l’ordre établi, moderne et séculier, républicain ou monarchique, pour le remplacer par un ordre dit islamique s’inspirant des valeurs qui ont nourri les nouvelles forces islamistes de contestation. Cela dit, c’est l’échec du mouvement démocratique arabe qui annonce la naissance et le raz de marée fondamentaliste islamique et non le contraire.
Le déploiement spectaculaire et à grande échelle de la violente contestation islamiste dans les années 90 ne pouvait pas arranger les choses, ni pour les sociétés arabes, accusées désormais de favoriser par leur religion ou leur culture le terrorisme, ni pour les forces démocratiques intérieures prises en tenaille entre le terrorisme d’État et le terrorisme islamiste. Ce sont les régimes arabes autoritaires qui vont bénéficier les premiers de cette situation. Ils se présentent désormais comme la seule barrière qui existe encore contre le déferlement de l’obscurantisme islamique moyenâgeux, et obtiennent de ce fait même davantage d’appuis de la part des puissances industrialisées. La situation de ces années 90 ne rappelle que trop celle des années 60 lorsque les mêmes puissances occidentales ont apporté leur soutien total à Israël comme aux régimes arabes conservateurs et archaïques pour faire face au mouvement du nationalisme arabe, pourtant séculier, perçu à l’époque comme une menace majeure pour la présence occidentale au Moyen-Orient.
Ainsi, même lorsqu’ils ne sont ni aimés ni soutenus, les régimes oppressifs arabes continuent de bénéficier de la complaisance, sinon du soutien parfois inconditionnel, du monde démocratique. Ils sont perçus comme le moindre mal, voire les seuls alliés dans une région arabe qui reste très opposée aux politiques occidentales axées sur la sécurisation d’Israël et la défense des seuls intérêts stratégiques de l’Occident. Pour se protéger contre l’anarchie et la menace, il n’y a pas d’alternative aux régimes en place, disent les diplomates, confirmant ainsi par le discours ce que ces régimes ne cessent d’inscrire dans la réalité en sapant systématiquement tous les liens politiques, civils, éthiques et moraux qui assurent la pérennité et la stabilité des sociétés.
C’est là l’origine du sort tragique du mouvement démocratique et de ses défenseurs dans le monde arabe, à savoir la convergence étroite d’intérêts entre les systèmes en place au Moyen-Orient et les gouvernements occidentaux, soucieux de maintenir leurs avantages, leur influence et leur sécurité. En l’absence de tout fondement du politique : un minimum de souveraineté populaire reconnue, des règles claires, des normes communes, des valeurs partagées, tout pouvoir se réduit à une domination qui ne s’affirme que par la force. C’est la raison pour laquelle le jeu des armes remplace le jeu politique et ne laisse aucune chance à l’émergence d’une perspective démocratique.
La question qui se pose aujourd’hui, alors que les Européens et les Américains affirment vouloir rompre avec leur politique traditionnelle de soutien inconditionnel aux régimes oppressifs du Moyen-Orient, est de savoir dans quelle mesure l’établissement de régimes démocratiques dans les pays arabes préserverait mieux les intérêts vitaux de l’Occident. Autrement dit, est-ce que la coalition occidentale peut cohabiter avec des démocraties représentatives exprimant réellement la volonté des populations de la région tout en maintenant ses positions traditionnelles sur des questions majeures comme le conflit israélo-arabe, le contrôle des ressources pétrolifères, l’intégration arabe, le transfert de la technologie avancée et la diffusion des stéréotypes négatifs sur le monde de l’islam et de l’arabité.
Les gouvernements occidentaux qui se sont rendu effectivement compte des conséquences désastreuses de leurs politiques classiques de maintien de l’ordre dans la région à travers des potentats inaptes, corrompus et sanguinaires, veulent faire évoluer la situation pour une meilleure participation des classes moyennes à la vie politique, des États moins arbitraires et des administrations plus professionnalisées. Mais, pour qu’une telle politique puisse s’affirmer et devenir crédible aux yeux des peuples arabes, il ne faut pas que les puissances occidentales présentent l’octroi des libertés individuelles pour les Orientaux comme un substitut de la souveraineté, de la justice, de l’égalité en droit et en dignité. Elles ne peuvent réussir cette démocratisation à laquelle tout le monde aspire qu’en procédant à la redéfinition de ce qu’elles ont l’habitude d’appeler les intérêts vitaux dans la région de telle sorte que les sociétés arabes n’y voient plus comme c’est le cas aujourd’hui la continuation de la volonté de domination et d’assujettissement, mais le début d’une véritable coopération historique dans une zone étroitement liée à l’Europe. Autrement, la démocratie arabe se traduira par l’émergence de régimes plus nationalistes exprimant le rejet profond des sociétés arabes des politiques profondément néocoloniales qui ont marqué l’attitude des puissances industrielles depuis la Deuxième Guerre mondiale envers la région. Dans ce cas, il est à craindre que les gouvernements occidentaux reviennent encore une fois sur leur promesse trahissant la cause de la démocratie comme ils ont trahi après la Première Guerre mondiale la cause de la création d’un royaume arabe uni préservant l’unité et évitant le morcellement d’une partie du monde arabe.
Faute de pouvoir contribuer à résoudre les problèmes de fond qui provoquent la crise et délégitiment les régimes arabes, à savoir le conflit israélo-arabe, la coopération régionale et le développement économique et social, la modernisation de l’État et de l’administration, les gouvernements occidentaux seront obligés, pour maintenir l’illusion d’une démocratisation promise mais impossible, d’avoir recours à l’arme de la manipulation et de la division des élites pour donner l’illusion de l’alternance et du pluralisme, tout en maintenant le pouvoir entre les mains des équipes musclées, inféodées à eux, voire téléguidées de l’extérieur. Cela contribuera à créer, quelque part, une illusion de changement, puisque les citoyens arabes ne vont plus voir les mêmes chefs d’État s’éterniser à leur poste. Cependant, il n’y aura pas de démocratie dans le Moyen-Orient mais la continuation de la crise avec pour conséquences l’aggravation des risques d’une explosion généralisée provoquée par des populations profondément déstabilisées par des décennies d’oppression, de conflits et de paupérisation.
Dans ce cas, l’intervention américano-britannique en Irak, comme le projet euro-américain de démocratisation du monde arabe, aura bien réalisé son objectif : court-circuiter une véritable révolution démocratique arabe et rétablir l’ordre néocolonial éprouvé et mis à mal par des choix politiques régionales et des stratégies sécuritaires internationales aussi irrationnelles que contreproductives.

Notes
[1] Allocution du président Bush le 5 février 2004.
[2] Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité, tr. de l’anglais, Gallimard, 2002.
[3] Résultant des négociations entre Husayen, chérif de La Mecque et Henry McMahon, haut commissaire britannique en Egypte en 1915.
[4] Ce sont des accords négociés secrètement entre la France et la Grande-Bretagne en 1915-16 relatifs au démembrement et au partage entre les Alliés des provinces non turques de l’empire.
[5] Certes on peut rétorquer et dire que cette analyse s’applique aux pays arabes qui ont opté pour la voie étatique, socialiste et nationaliste, et qu’elle ne concerne pas les pays où régnaient et règnent encore des monarchies patriarcales. Ma réponse est que si les Etats monarchiques s’inspirant d’un système de valeurs traditionnel et patriarcal n’ont pas été influencés par les idéologies de la révolution nationaliste et socialiste, par contre, leurs élites modernes et modernistes l’ont été, et encore d’une manière plus systématique, voire mécanique. Ainsi, elles n’étaient pas en mesure de proposer une issue démocratique de la monarchie patriarcale, et de ce fait on peut dire même qu’elles ont contribué à la renforcer. On verra plus loin les raisons qui ont permis à ces régimes monarchiques, non seulement de continuer mais, pis, de se figer. Il nous suffit pour le moment de rappeler que les choses ont commencé effectivement à changer dès que ces élites modernistes ont changé de stratégie et ont réussi à développer une alternative démocratique. Je fais allusion bien évidemment ici au cas du Maroc qui, dès les années 90, commençait à examiner des voies démocratique soldées à la fin de la décennie par la nomination d’un gouvernement d’alternance démocratique dirigé par A. Youssoufi, secrétaire général du parti de l’opposition l’USFP.
[6] Pour un avenir meilleur : opter pour la prospérité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, B.N. 1997.
[7] Le rapport du PNUD N° 1, 2002.
[8] C’est dans cette période que la plupart des organisations arabes des droits de l’Homme se sont constituées au Maghreb, en Egypte, en Syrie, au Soudan, au Liban et en Jordanie, et c’est dans ce contexte qu’a paru Manifeste pour la démocratie, B. Ghalioun, 1977.

Source :
Burhan Ghalioun « Les tragiques destinées de la démocratie arabe », Confluences Méditerranée 2/2004 (N°49), p. 43-57.
URL : www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2004-2-page-43.htm.
DOI : 10.3917/come.049.0043.

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...