mardi 14 février 2012

Mohamed Chafik Mesbah: «Le pays est gouverné par ‘‘la méthode Coué’’»


Ancien officier supérieur du DRS, Docteur d'État en Sciences politiques et diplômé du Royal College of Defence Studies de Londres, Mohamed Chafik Mesbah, bien connu de l'opinion publique nationale, est l'auteur de Problématique Algérie (2009). Entretien (L'Expression).

L'Expression: Dans le contexte des prochaines élections législatives, quel regard portez-vous sur la situation politique actuelle en Algérie?
Mohamed Chafik Mesbah: C'est, malheureusement, un regard pessimiste. Ces prochaines élections sont une opportunité pour gagner du temps jusqu'à l'élection présidentielle de 2014.
Au demeurant, comment voulez-vous entrevoir un motif d'espoir avec une société politique figée, un mouvement associatif ankylosé, des classes défavorisées de plus en plus appauvries et une économie sinistrée malgré la profusion de recettes pétrolières? L'explosion est, forcément, inscrite en perspective, c'est une question de temps.

-Pouvez-vous formuler un pronostic plus précis sur l'issue de ces prochaines élections législatives?
-Avec la participation du FFS qui se dessine, c'est la caution internationale qui est recherchée. Avec la mosaïque qui, formellement, caractérisera la future représentation parlementaire, c'est l'illusion d'un paysage politique diversifié que les pouvoirs publics veulent présenter en devanture. Cela a tout l'air d'une recomposition artificielle du champ politique. Vous l'aurez compris, les trois partis de l'Alliance présidentielle conserveront la majorité parlementaire avec une ouverture vers les petits partis récemment agréés, notamment le Parti de la justice et de la liberté et l'Union pour la démocratie et la République que dirigent, respectivement, Mohamed Saïd et Amara Benyounès, des partis déjà «normalisés». La seule innovation qui pourrait intervenir, c'est l'agrégation, le cas échéant, des mouvements islamistes agréés.
Ces formations sont loin de représenter, tant s'en faut, toute la réalité du mouvement islamiste dont le potentiel est encore enfoui dans les profondeurs de la société. Le FFS qui a été le pivot du courant démocratique en Algérie va évidemment supplanter le RCD et gagner son quota de sièges au prix, s'il n'y prend garde, de son âme et peut-être de sa survie. C'est cela l'avancée démocratique attendue de ces élections?

-Mais si ce résultat est le choix libre et transparent des électeurs, en quoi peut-il être contesté?
-Libre et transparent? Dans quel monde évoluez-vous? Demandez à Abdallah Djaballah comment a fonctionné, lors du scrutin présidentiel de 2004, ce qu'il a dénommé, non sans subtilité, «la fraude magique».
La transparence d'une élection, c'est d'abord un état d'esprit, ensuite, seulement, des règles techniques. Une hypothèse vraisemblable avance un taux d'abstention de 80% pour ce prochain scrutin. Vous estimez que ce taux ne pose pas problème? Il est vrai, néanmoins, que les pouvoirs publics en Algérie, pratiquant la politique du pire, ne se sont jamais souciés de savoir si les Assemblées supposées élues étaient, véritablement, légitimes.

-La prochaine Assemblée populaire nationale étant appelée à amender la Constitution, quels amendements pourrait-elle apporter?
-La Constitution de 1996 n'a pas fait l'objet de contestation fondamentale. C'est son application qui a fait problème. Les amendements à apporter par la prochaine Assemblée populaire nationale devraient se situer au niveau du toilettage. La préoccupation essentielle du chef de l'Etat étant d'organiser sa succession pour 2014, pas de promouvoir, réellement, le système démocratique, il est possible de revenir à la limitation du nombre de mandats présidentiels tout en rétablissant la responsabilité du chef du gouvernement devant l'Assemblée populaire nationale.
L'instauration du régime parlementaire semble une vue de l'esprit, pour le moment.
N'oubliez jamais, en tout état de cause, que la future Assemblée populaire nationale fonctionnera sous contrôle.

-Tout le monde admet que les réformes ont été initiées dans un contexte social critique. Quel lien peut-on établir entre ledit contexte et les réformes adoptées?
-Souvenez-vous, deux moments ont marqué les réponses des pouvoirs publics aux manifestations intervenues en janvier 2011. Dans un premier moment, le gouvernement a décrété que la contestation ne comportait aucun caractère politique. C'est ainsi qu'un train de mesures avait été adopté pour étouffer la contestation sociale. Une distribution massive, tous azimuts, de la rente pétrolière. Le deuxième moment fut celui où le chef de l'Etat, dans un discours qui se voulait pathétique, avait annoncé les réformes politiques d'intérêt tant soit peu significatif. Au total, la redistribution de la rente - sous une forme plus ou moins anarchique - est toujours en cours. Les réformes politiques, expurgées de portée essentielle, sont venues plutôt conforter le statu quo. Bref, les pouvoirs publics sont prêts à tout concéder sur le plan financier, sans jamais rien céder de substantiel sur le plan politique.

-N'êtes-vous pas excessif dans votre jugement en estimant que ces réformes ne semblent pas augurer d'une véritable ouverture du champ politique en Algérie?
-Cela importe peu que le président de la République perdure au pouvoir ou le quitte, l'enjeu dépasse la personne du chef de l'Etat. Il consiste à forcer le système obsolescent «à rendre l'âme». Bien sûr qu'il n'existe pas de véritable volonté d'ouverture du champ politique en Algérie. Pourquoi s'étonner de l'obstination des pouvoirs publics à résister au vent du changement? C'est une caractéristique commune à tous les régimes autoritaristes des pays arabes où ce sont, en effet, des soulèvements populaires qui finissent par imposer le changement politique auquel les régimes en place résistent avec entêtement.

-A vous croire, les pouvoirs publics seraient totalement disqualifiés pour gouverner le pays?
-Documentez-vous sur «la méthode Coué», du nom d'un pharmacien français du début de XXème siècle. Basée sur l'autosuggestion, la méthode Coué peut vous permettre, si vous me passez l'expression, «de faire passer des vessies pour des lanternes». C'est, par excellence, la démarche actuelle dont s'inspirent les pouvoirs publics en Algérie. Les responsables algériens développent un discours totalement déconnecté de la réalité mais, grâce à la méthode Coué, ils finissent eux-mêmes par croire en leurs affirmations. C'est tout le drame de la gouvernance publique en Algérie.

-Comment expliquer le phénomène désormais récurrent de l'abstention électorale en Algérie?
-Dans mes écrits, je n'ai cessé de mettre en exergue le divorce qui existe entre la société réelle et la société virtuelle en Algérie. Avec moins de 20% de participation, la société virtuelle se croit légitimement investie pour légiférer et administrer l'ensemble du pays. La société réelle qui représente la majorité écrasante de la population se démarque, quant à elle, des instances officielles et légifère pour elle-même, selon sa logique et ses moyens. A quoi bon voter? C'est un acte inutile car la fraude électorale et l'absence de sanction politique ont totalement perverti le principe de l'élection.

-Comment expliquez-vous la fragmentation actuelle du courant démocratique en Algérie?
-Cette fragmentation tient à trois facteurs. Le premier se rapporte à la démarche systématique des pouvoirs publics qui ont voulu marginaliser les forces démocratiques en Algérie par la manipulation de leurs leaders et de leurs appareils. Le deuxième se rapporte à la faiblesse des leaders des mouvements démocratiques qui n'ont pas déployé l'effort nécessaire pour sortir de leurs ghettos de manière à vivre en synergie avec la société algérienne dans ses tréfonds. Le troisième tient à la rivalité subjective -stupide- qui oppose les leaders du courant dit démocratique.

-L'avènement d'une majorité parlementaire islamiste serait une menace pour la stabilité institutionnelle du pays?
-Par courant islamiste, vous entendez les partis phagocytés par le régime et ceux nouvellement agréés? La réalité du courant islamiste enfoui au sein de la société échappe à une évaluation de type institutionnel. Si vous voulez évoquer donc, une majorité islamiste constituée par les partis islamistes actuellement et même nouvellement agréés, cela ne constitue pas une menace réelle pour la pérennité du régime. Il y a fort à parier que tous ces partis seront «normalisés» par le système en fonction de sa propre démarche et de ses propres besoins.

-Face à une éventuelle majorité parlementaire islamiste, comment pourrait réagir l'Armée algérienne?
-Si la majorité parlementaire islamiste dont vous faites état respecte les lignes rouges constitutionnelles, l'Armée tout aussi bien s'en tiendra, probablement, au respect de l'ordre constitutionnel établi. Votre question est purement théorique. Il est improbable que les pouvoirs publics, pour l'heure, s'accommodent d'une telle majorité. C'est dans la perspective d'une évolution stratégique de la situation politique en Algérie que cette question se pose.

-La politique des puissances occidentales vis-à-vis de l'Algérie obéit-elle à une feuille de route préalable?
-Contrairement à l'Algérie et à bien d'autres pays sous-développés, les puissances occidentales envisagent leur politique étrangère à travers des axes de déploiement stratégique définis par anticipation et soumis, en tant que de besoin, à adaptation. En apparence, les Etats-Unis d'Amérique, la France et l'Union européenne semblent, à cet égard, appuyer les autorités officielles en Algérie. Au titre des impératifs de la lutte contre le terrorisme et des ressources énergétiques et financières dont dispose le pays. Il est certain, pourtant, que ces trois partenaires importants de l'Algérie ont réfléchi à des politiques de rechange, des «solutions de rechange» dirions-nous, pour le cas où le régime algérien actuel viendrait à vaciller plus fortement.

-Votre analyse de la situation politique -des plus sombres- vous conduit à envisager quelles perspectives pour le pays?
-Mon champ de vision ne s'arrête pas aux perspectives électorales, prochaines ou à venir. Je considère que les délais pour le changement pacifique en Algérie sont forclos et que la transition interviendra dans l'anarchie et la violence. Les perspectives, à cet égard, sont dangereuses pour le pays. Ce n'est pas de gaîté de cœur que je termine cet entretien en mettant l'accent sur les vraies menaces qui guettent l'Algérie: la dislocation de la cohésion de la société algérienne et l'amputation territoriale du pays. Vous semblez vous gausser de ces élucubrations? Le temps historique est impitoyable pour ceux qui pratiquent la courte vue.

Entretien réalisé par Kamel LAKHDAR-CHAOUCHE
In L’Expression 13 février 2012

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