mardi 21 février 2012

Corruption : le modèle géorgien


Par Ammar Belhimer
La Banque mondiale vient de rendre un hommage mérité à la Géorgie pour ses efforts, aboutis, de lutte contre la corruption dans les services publics. Dans un rapport rendu public le 31 janvier dernier, elle étudie «les rouages de ce succès» et la stratégie «particulièrement efficace» qui l’a rendu possible, stratégie qui «pourrait être adaptée et appliquée dans des pays qui, devant aussi faire face à une corruption généralisée, rencontrent des problèmes comparables ».
En effet, «même si les conditions initiales, la nature du problème de corruption et l’économie politique sont propres à chaque pays, bien des aspects de la stratégie géorgienne peuvent être reproduits dans d’autres pays». Au moment de la Révolution libérale, la Géorgie avait la triste réputation d’être l'une des nations de l’ex-empire soviétique les plus corrompues et les plus exposées à la grande criminalité. Les policiers étaient – Dieu nous en préserve — des voyous qui harcelaient les citoyens pour leur extorquer des pots-de-vin au lieu de les protéger ; les gangs mafieux régnaient en maîtres sur la ville de Tbilissi avec des valises pleines d'argent liquide destiné à l’acquisition à bas prix des entreprises d’Etat, des appartements de luxe et des Mercedes noires. Ainsi, en 2002, avant la révolution, la Géorgie occupait la 83e place dans le classement de Transparency International. En 2011, elle est désormais au deuxième rang parmi les pays d'Europe orientale et d’Asie centrale. Jusqu’en 2003, une corruption généralisée régulait tous les aspects de la vie quotidienne en Géorgie. Il fallait verser un pot-de-vin pour accéder à la plupart des services publics, qu’il s’agisse d’obtenir un permis de conduire ou un passeport, de faire enregistrer un bien, de créer une entreprise, de construire une maison ou encore d’être admis dans une université d’État. À partir de cette année charnière, les mesures engagées au titre de la politique de «tolérance zéro» du gouvernement ont spectaculairement réduit le nombre des paiements non officiels dans de multiples services administratifs. C’est ainsi qu’aujourd’hui, la plupart des indicateurs se rapprochent de ceux des pays de l’Union européenne plus avancés. Comment de tels progrès ont-ils été possibles en si peu de temps ? Le rapport de la Banque mondiale s’est attaché à répondre à cette question en procédant à des études de cas réalisées à partir des données concernant huit services publics spécifiques : police de patrouille, administration fiscale, douanes, secteur de l’électricité, réglementation des entreprises, registres civils et publics, examens d’entrée à l’université et services municipaux. Une série d’entretiens a également été menée auprès de fonctionnaires encore en exercice ou à la retraite. Les études de cas en question font apparaître dix conditions qui ont présidé aux réussites de la Géorgie de 2003 à ce jour :
- exprimer une forte volonté politique ;
- asseoir tôt la crédibilité ;
- lancer un assaut frontal ;
- attirer de nouveaux agents ;
- limiter le rôle de l’État ;
- adopter des méthodes non conventionnelles ;
- veiller à une coordination étroite ;
- adapter l’expérience internationale aux conditions locales ;
- tirer parti de la technologie ;
 - faire un usage stratégique des communications.
Si nombre de ces facteurs semblent évidents, ce sont l’ampleur, l’audace, le rythme et le séquençage des réformes qui font la spécificité de la stratégie géorgienne. Une expérience géorgienne est étudiée, à titre d’illustration, dans ses moindres détails : la police de patrouille. «Nulle part ailleurs le gouvernement n’a agi avec autant d'audace que dans ses efforts visant à transformer la police de la circulation, le symbole même de la corruption en Géorgie.» Ici, la réforme a commencé par la rupture brutale des liens entre les sphères officielles et les milieux criminels organisés. Elle a consisté à créer carrément un nouveau corps de police de manière «terriblement rapide» pour que les hors-la-loi puissent être mis en déroute avant qu'ils ne puissent organiser de résistance. Le système était tellement gangrené, de haut en bas, que toute nouvelle recrue était absorbée et entraînée par l'atmosphère corrosive de la corruption. L'idée, insensée, de licencier tous les policiers de la circulation (16 000) du jour au lendemain a été abordée et débattue. Pour amortir le choc, le gouvernement leur a assuré deux mois de salaire et l'amnistie pour leurs crimes passés. Pas de demi-mesures aussi contre les gangs : «Si une personne résiste à son arrestation, elle est liquidée.» Résultat : 21 suspects et 16 policiers ont été tués dans des opérations de police en 2005. Le nouveau régime juridique qui encadre la lutte contre la délinquance économique est emprunté au dispositif italien antimafia et au Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (RICO) Act des États-Unis. La nouvelle législation a permis aux autorités de confisquer l'argent et les biens mal acquis, d'origine illicite, et introduit le concept de «la négociation de plaidoyer» pour faire parler les plus récalcitrants des criminels. L'État a ainsi confisqué environ 1 milliard de dollars de biens aux chefs mafieux et fonctionnaires de l'Etat corrompus. Certaines des maisons confisquées ont été transformées en bureaux gouvernementaux, d'autres en postes de police. L’effet psychologique ne s’est pas fait attendre : «Avant la révolution, une enquête auprès des écoliers a révélé que la majorité d’entre eux voulaient être des voleurs à leur majorité. Le changement d'attitude consistait à détruire le symbole du voleur respectable parce qu’il possède la meilleure propriété. Nous avons démontré qu'il n'est pas un homme respecté, que ses paroles n'ont pas d'importance, qu’il ne possède pas de biens et que sa place était en prison», commente un acteur de la réforme. Le gouvernement estimait donc qu’il était essentiel d’intervenir avec force et détermination pour que l’opinion publique réagisse différemment, détruisant le vieux respect «dû» à la pègre. La tolérance zéro ne s'arrête pas là. Des agents d'infiltration ont été assignés pour contraindre la police à suivre les nouvelles règles. Un officier ordinaire pouvait être associé à un agent secret sans le savoir et des contrôles inopinés étaient effectués pour s’assurer que les protocoles, le code de conduite et les pratiques éthiques de la police étaient bien respectés. Les salaires de la nouvelle patrouille ont été également relevés à 400-500 dollars/mois, soit dix fois les anciens salaires de la police de la circulation qu'elle a remplacée. Afin de mieux protéger les citoyens contre les abus, le gouvernement a introduit un service d'assistance H 24 qui leur permet de se plaindre de la police en cas de tentative d’extorsion de pots-de-vin. Des caméras vidéo étaient placées en grand nombre aussi bien à Tbilissi que dans d'autres grandes villes et le long des routes. Les amendes ne sont plus recueillies sur place, mais payées auprès des guichets des banques commerciales. Pour rendre encore plus efficace la rupture, la nouvelle force de police change d’habits et d’apparat. Aux anciennes uniformes de l'ère soviétique succède un nouveau look. Des tenues jeunes, conçues par Armani, habillent des agents en meilleure forme et vigueur, y compris les femmes (15 % de la patrouille de police), et dotés de voitures équipées des derniers ordinateurs de bord. Pour faire aboutir cette idée de «nettoyer l'image du ministère et de la Police, même les bâtiments ont été repensés dans un style plus professionnel. Environ 60 postes de police de Tbilissi et des régions ont été construits ou rénovés, pour les rendre plus ouverts et mieux accueillants, avec des extérieurs en verre, ce qui suggère une ère plus transparente», ajoute le rapport. Une campagne de relations publiques affichant une «police sympa et abordable» a, enfin, complété le dispositif de réforme. Les résultats ne se sont pas fait attendre : le taux de criminalité a chuté, la corruption dans la police de patrouille a diminué, une culture du service public a pu être développée et la confiance a été restaurée. L'un des signes les plus visibles de la corruption en Géorgie venait d’être supprimé. Une enquête de 2010 témoignait que 1% seulement de la population de ce pays déclara avoir versé un pot-de-vin à la police de la route. A titre de comparaison, la même année, cette proportion était de 30% dans les pays de l’ex- Union soviétique, 7% dans les nouveaux Etats membres de l'Union européenne (UE) et zéro dans certains membres de l'UE (France, Allemagne, Italie, Suède, Royaume-Uni).
A. B.

In Le Soir d’Algérie, 21 février 2012

International Bank for Reconstruction and Development / International Development Association: Fighting Corruption in Public Services, Chronicling Georgia’s Reforms, 2012.
Télécharger le document ici.

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