dimanche 29 janvier 2012

Plaidoyer pour un changement démocratique pacifique


Par Mohammed Salah Chabou
Si on part de la définition académique du développement durable, qui consiste à «répondre aux besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs», on peut dire que notre pays s’engage de plus en plus dans un processus de «sous-développement durable» puisque le système de «gouvernance» actuel n’arrive pas à satisfaire les besoins de la population actuelle tout en consommant, d’une manière improductive et irrationnelle, la rente et ainsi compromettre l’avenir des générations de  l’après-pétrole.
Cette «gouvernance à l’envers» est la conséquence directe de ce que E. Todd appelle «la pensée zéro», résultant, selon lui,  d’un vide idéologique. Elle consiste, comme c’est le cas de nos gouvernants, à encenser le mouvement de l’histoire tout en répétant la formule de J. Cocteau : «Toutes ces choses nous dépassent, mais faisons semblant d’en être les organisateurs !» Même si les conséquences de cette gouvernance sont presque les mêmes dans tous les secteurs (gestion de la ville, de l’eau, de l’agriculture, les collectivités locales, l’aménagement du territoire, etc.), nous nous contenterons de certains aspects de cette gouvernance. En premier lieu, notons qu’il existe presque un consensus sur le fait que l’école est en crise. En effet, cette dernière, puissant levier de la transformation sociale et facteur déterminant dans la concurrence entre les nations dans un monde dominé par l’économie de la connaissance où l’inspiration remplace la transpiration, est en détresse.
En effet, cette «fabrique de l’homme» est loin de former un citoyen conscient de sa citoyenneté en termes de devoirs et de droits, connaissant son identité et son histoire et maîtrisant les sciences et les techniques de son temps. Dans beaucoup de cas, nos enfants ne savent ni lire couramment, ni parler correctement, ni encore moins penser méthodiquement. Même si d’autres acteurs, notamment les parents, peuvent avoir leurs parts de responsabilité, il n’en demeure pas moins que la responsabilité du «système» est déterminante pour au moins deux raisons : d’une part, en pervertissant l’échelle des valeurs sociales, notamment la position du savoir dans la société, le «système» a amené l’école à cesser d’être un ascenseur social. Bien plus, le diplôme ne devient, pour nos jeunes, qu’une simple carte d’accès au club des chômeurs !
Concernant le secteur de la santé publique, en dehors de la période Boumediène, nous n’avons dans les meilleurs des cas qu’une politique médiocre de soins, de surcroît coûteuse et non une politique de santé dans la mesure où cette dernière relève nécessairement d’une approche systémique. En effet, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé est «un problème public transversal, central dans la gestion des sociétés. L’améliorer ou la restaurer nécessiterait de s’attaquer à tous les facteurs qui se conjuguent dans l’espace social, à savoir les conditions de vie, c’est-à-dire de logement, d’alimentation ou de transport, les conditions de travail, la qualité de l’environnement, mais encore les relations sociales, l’instruction ou l’accès à la culture».
Bref, une politique de santé ne peut se réduire à des enjeux de médicalisation et d’accessibilité des soins, mais doit nécessairement s’inscrire dans un projet de société. Bien plus, malgré les enveloppes budgétaires allouées annuellement au secteur de la santé, il est facile pour tout observateur de constater que même l’accès aux soins devient de plus en plus difficile pour une large partie de la population et que le marché des médicaments est secoué régulièrement par des pénuries. Pis encore, on apprend que «des produits de contrefaçon ont inondé les pharmacies sans que personne ne s’en aperçoive et qu’il a fallu l’intervention du fabricant du produit pour alerter nos autorités sanitaires». (El Watan du 15 décembre 2011). Si on sait, par ailleurs, que selon le directeur général des douanes (El Watan du 14 juin 2011) plus de 60% des produits importés proviennent de la contrefaçon, on peut dire que ce secteur est en mauvaise santé. Mais c’est dans le secteur économique où «la pensée zéro» a fait des ravages sans précédent.
En effet, à défaut d’une véritable stratégie de rattrapage, les pouvoirs publics, par obscurantisme néolibéral, ont livré le pays au libre-échange. Or, une simple analyse historico-scientifique montre qu’on ne peut développer un pays en s’appuyant sur une politique de libre-échange. Dans ce cadre, il est nécessaire de rappeler que : l’Angleterre n’a pu réaliser son décollage industriel durant les XVIIe et XVIIIe siècles que grâce à de puissantes mesures protectionnistes (l’abrogation des Corn laws et le Navigation act n’a été faite qu’en 1846 et 1849). Le décollage industriel américain, effectué au lendemain de la guerre de Sécession, n’a pu se faire que grâce à des barrières tarifaires dépassant 40% de la valeur des objets importés. La même politique a été suivie par l’Allemagne (protectionnisme instauré par Bismarck en 1879).
Concernant la France, faut-il rappeler que le Premier ministre Villèle (1821-1828) a refusé de conclure un accord de libre-échange avec l’Angleterre en précisant à M. Canning, ministre anglais des Affaires étrangères, qu’il ne peut opter pour une politique de libre-échange que lorsque l’industrie française sera en mesure de faire face à la concurrence étrangère. Ces politiques et ses positions s’expliquent par le fait que le libre-échange est toujours en faveur des pays développés. Comme le note F. List : «C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au fait  de la grandeur, de rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint, afin d’ôter aux autres le moyen d’y monter après nous (….), de prêcher aux autres peuples les avantages de la liberté du commerce».  Plus près de nous, on peut citer, entre autres, l’exemple du Japon. Bien plus, la pratique actuelle des pays développés est aux antipodes de la doctrine libre-échangiste. En plus de ces vérités historiques, on peut rappeler également les vérités scientifiques suivantes :        
• Contrairement à la propagande néolibérale qui prétend que l’ouverture au commerce international est source de dynamisme économique, P. Bairoch a montré que le rôle du commerce international dans l’éclosion d’un décollage industriel est marginal. Pour cet auteur, les facteurs déterminants sont, entre autres, les mentalités, les institutions et les ressources  naturelles.  
• PH. Aghion a montré qu’il existe une relation en «U» entre innovation et concurrence en expliquant que trop de concurrence (le cas actuellement en Algérie) tout comme pas de concurrence (période de monopole) tuent l’innovation.
• Tous les spécialistes en stratégie d’entreprise savent que selon «la courbe d’expérience», il existe une relation entre le coût unitaire et le volume de production d’un produit. Toutes ces considérations font que 80% du commerce international se font entre multinationales. Par voie de conséquence, toute stratégie de rattrapage nécessite la protection de ce que les économistes appellent «les industries en enfance». Sur le plan social, le libre-échange tous azimuts est un facteur important des inégalités sociales. A cet égard, des études relèvent que sur 100 dollars générés par le commerce international mondial, 97 vont aux plus nantis et 3 aux plus démunis. La conséquence «logique» de cet état de choses est la dégradation de la situation matérielle de franges de plus en plus nombreuses de la population et l’apparition d’une minorité de milliardaires de «l’import-import» qui forment désormais la base sociale du «système». Mais la plaie la plus saignante reste le chômage qui devient endémique et prend des proportions alarmantes, notamment au niveau des jeunes universitaires pour qui, comme le note V. Forrester, «à la crainte de l’exploitation succède aujourd’hui la honte et la hantise de ne même plus être exploitable».
Dans ce cadre si, sur le plan économique, le dispositif d’aide à l’emploi des jeunes mis en place par les pouvoirs publics n’est qu’un emplâtre sur une jambe de bois, il dénote, sur le plan sociologique, une incompréhension totale par nos gouvernants de la dimension psychosociale de ce problème en le réduisant à une question purement monétaire. Même si on ne peut nier l’importance de cette dernière par ces temps de précarité, il est à noter que les ravages les plus pénibles du chômage et de la précarité sont surtout d’ordre psychosocial. Dans ce contexte, D. Demaziere note que «le chômage est l’envers de l’emploi : quand l’emploi procure valeur, reconnaissance, dignité, le chômage apparaît, en creux, comme sans valeur, négation de toute reconnaissance, frappant d’indignité, destructeur de l’identité (...). Le chômage conduit au repli sur soi, à la perte d’initiative, à l’abandon des engagements envers autrui, à l’affaiblissement des coopérations, au relâchement de la solidarité». Si on ajoute à cette situation la précarité d’une bonne partie des salariés (salariés jetables puisqu’en contrat à durée déterminée), le marché informel qui représente environ 40% du PIB et la structure de la balance commerciale où les importations ont atteint 45 milliards de dollars (on a vite oublié que le pays a connu une décennie noire à cause d’une dette de 26 milliards de dollars !), on peut affirmer sans risque d’erreur que nous avons passé de la mauvaise gestion à la non-gestion ! De ce fait, le sort du pays est suspendu à la variation du prix du pétrole, ce qui explique que l’attention est focalisée sur le niveau des réserves en devises.
Par ailleurs, la collusion entre la politique et l’argent - au-delà de ses dégâts économiques - a miné les fondements de l’Etat en produisant une crise de confiance des citoyens envers les «élites» politiques à tel point où le mot politicien est devenu pour beaucoup d’Algériens synonyme d’affairisme et de corruption par la  faute d’une faune de parvenus et d’opportunistes qui ont pollué la scène politique. Pour toutes ces considérations, nous pensons que le «système» a atteint un niveau d’oxydation très avancé qui menace la cohésion nationale. De ce fait, l’intérêt national exige un changement radical et pacifique du mode de gouvernance du pays en instaurant une véritable démocratie (pas une démocrature !). En permettant un équilibre institutionnel, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs, la primauté du droit, l’existence de contre-pouvoirs et un rôle participatif de la société civile, la démocratie est un préalable à la bonne gouvernance. Seule cette dernière permet aux Algériens de prendre leur présent et l’avenir de leurs enfants en main en gouvernant l’Etat selon les «3 E» recommandés par le management public, à savoir économie, efficacité et efficience et ainsi permettre l’instauration de trois valeurs «3 E» qui doivent régir la relation Etat-société, à savoir éthique,  équité et écoute.          

Références bibliographiques :

*Aghion.PH. :  Une estimation empirique de la relation entre innovation et concurrence sur le marché des biens ; Centre Saint-Gobin pour la recherche en économie, Albin Michel ; 2002
*Bairoch. P ; Victoires et déboires, histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours ; Gallimard ; 2001 
*Demazière. D ; Sociologie des chômeurs ; La Découverte ; 2006
*Forrester .  V ; L’horreur économique ; Le Seuil ; 1998
*List. F ; Système national d’économie politique ; Gallimard ; 1998.
*Todd. E ; L’illusion économique ; Gallimard ; 1999.

Mohammed Salah Chabou
(Docteur en sciences de gestion, ancien cadre dirigeant, consultant en sciences de gestion Membre de l’association internationale de recherche en management public)

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...