lundi 14 novembre 2011

Une déviation de la modernité : Qu’est-ce que l’islamisme?


Par Jacques Berque
Le Monde Diplomatique, Août 1990

L’islamisme contre l’islam (1), tel est le titre, provocant à souhait, que le traducteur français donne au livre d’un haut magistrat égyptien, Muhammad Saïd Al-Ashmawi, intitulé en arabe : l’Islam politique. Si le traducteur a mis là quelque intention maligne, il n’a pas pour autant trahi la thèse centrale des nombreux écrits et propos que l’auteur, juriste, partisan convaincu de la rationalité et de la division des pouvoirs, a prodigués sur un problème que l’Occident suit avec inquiétude depuis l’accession au pouvoir, en 1979, de l’imam Khomeiny en Iran.
Comment dénommer l’ensemble d’idées et de comportements qui avait pris en Iran le tour d’une révolution culturelle ? Ici commence la perplexité pour les Occidentaux. Entendez-les parler d’"islamisme", d’"intégrisme", de "fondamentalisme", de "mouvement des Frères musulmans", etc. On mêle ainsi les néologismes, les analogies fallacieuses et l’anachronisme, ce qui n’est pas une bonne méthode pour comprendre une réalité spécifique…
Alors, de quoi s’agit-il au juste ? Assurément pas du seul retour aux sources, aspiration que cette école musulmane partage avec ses analogues dans d’autres familles religieuses. Il ne s’agit pas non plus d’un extrémisme de la croyance traditionnelle, ni même d’une réplique de ce wahhabisme(2) qui s’est répandu en Arabie depuis la fin du dix-huitième siècle.
Si l’on cherche un plus grand commun dénominateur à des dynamiques aussi variées que celles prônées par un Hassan Al-Banna en Egypte, un Mawdoudi au Pakistan(3) et un Khomeiny en Iran, on observera qu’elles se soucient moins de renaissance spirituelle ou de réforme doctrinale que d’une reprise en main de sociétés en passe d’acculturation et d’occidentalisation. Ces thèses se greffent sur une évolution contemporaine qu’elles se proposent non de refuser, mais de capter et d’infléchir. Non pas tellement "réactionnaires", en somme, que "fascisantes", pourrait-on dire, dans la mesure où le fascisme européen procédait aussi d’une déviation de la modernité. Mais, bien entendu, ce rapprochement déforme la spécificité du phénomène.

Un défi à la laïcité envahissante
Contrairement à tant d’autres options qui, au cours des âges, avaient agité l’islam, en voici une qui, au lieu d’insister sur la controverse théologique, le fait sur la critique des régimes et des institutions, et cela de la manière la plus radicale, sans reculer parfois devant l’attentat. Si elle brandit le Coran, ce n’est pas en tant que recours métaphysique, mais comme substitut aux normes en vigueur, comme panacée contre l’adultération générale des mœurs, défi lancé à la laïcité envahissante, et démarcation par rapport aux cultures occidentales. Elle le dote de contenus encyclopédiques et l’érige en vecteur unique de l’avenir.
Le droit constitutionnel et surtout le droit pénal s’offrent, dans cette "voie" (tel est le sens primitif du mot charia), comme un instrument nécessaire. D’où l’ardente querelle visant à confisquer la judicature, à épurer des législations nationales "infectées" par l’apport externe, et à élaborer des codifications tirées, ou exclusivement inspirées, du texte vénérable.
Cette parole simpliste, mais puissante, intervient en ce moment de doute que traversent la plupart des sociétés arabes à l’heure des bilans amers de la première génération d’après les indépendances. Muhammad Saïd Al-Ashmawi y oppose deux sortes d’objections. D’abord un postulat : à savoir que "Dieu voulait que l’islam fût une religion, mais [que] les hommes en ont fait une politique". De là procéderaient des erreurs et des abus qui auraient transformé le califat, clef de voûte politique de l’islam, en suite ininterrompue de désastres. Nous verrons plus loin quelles réserves inspire cette affirmation.

Matraquage de l’opinion, confiscation des libertés
LA seconde objection nous retiendra davantage, car elle repose sur la critique textuelle. La matière juridique n’occupe dans le Coran qu’une place mineure et lacunaire : sur plus de 6 200 versets, il n’y en aurait que 80 auxquels on puisse appliquer strictement l’appellation de charia. Mais le vocable déborda en fait sur les élaborations ultérieures, à quoi Al-Ashmawi réserve le nom de fiqh, ou "jurisprudence". Ainsi, parler de droit coranique, c’est à ses yeux bâtir l’arbitrage humain sur une confusion mi-héritée mi-délibérée ; le mettre en action, c’est imposer un sophisme par voie de matraquage de l’opinion et de confiscation des libertés. C’est, du même coup, faire bon marché d’un formidable passé d’échecs, dus précisément à la collusion du spirituel avec le politique.
On se doute qu’une prise de position aussi abrupte soulève la contestation et même la colère. Le lecteur ne peut qu’apprécier la vigueur avec laquelle Muhammad Saïd Al-Ashmawi présente et défend ses thèses. Il le fait en juriste. Cela confère à beaucoup de ses démonstrations pertinence et clarté. On regrettera néanmoins que l’atmosphère polémique qui empreint le débat transforme son exposé sur le califat en un réquisitoire où l’apport positif de ces dynasties ne trouve que peu, ou pas, de place. Un peu de comparatisme aurait induit un verdict plus équilibré. Faut-il rappeler que l’islam n’a pas été le seul à pratiquer ce qui correspond chez lui à nos "politiques tirées de l’Ecriture sainte", ou à nos "royautés de droit divin" ?
Il est vrai que ce sont là, pour l’Europe, les souvenirs d’un passé révolu, tandis que les partisans de la thèse islamique plaident et revendiquent pour le présent. A preuve que l’imam Khomeiny a publié une œuvre-programme réclamant le Pouvoir pour le faqih (c’est-à-dire pour l’exégète scripturaire). On ne peut s’empêcher de trouver cet objectif quelque peu paradoxal à l’époque des fusées interplanétaires, si l’on veut bien se rappeler que ni le Prophète ni Soliman le Magnifique ne se qualifiaient de faqih !...
Si Ashmawi a bien raison d’opposer la parcimonie frappante des préceptes juridiques du Coran au foisonnement des réglementations dans la Bible, il n’est pas fondé pour autant à requérir, pour l’époque qui suivit immédiatement la mort de Mahomet, un passage à la sécularité en matière législative. C’est là reporter rétroactivement un concept que l’humanité a mis bien du temps à concevoir ; l’argumentation de Muhammad Saïd Al-Ashmawi, historiciste pour l’essentiel, risque ainsi de se contredire elle-même…
Son combat n’en est pas moins nécessaire et courageux. Il s’inscrit dans la lignée libérale égyptienne, celle qu’illustrèrent, à des titres très divers, et pour ne parler que des juristes, des hommes comme les cheikhs Abdouh, Ali et Mustafa Abderrazeq, Amin Al-Khouli, les professeurs Sanhouri, Chafiq Chehata, d’autres encore. Il est réconfortant de voir l’apport continué aujourd’hui avec les changements indispensables. L’Egypte, malgré les déboires qu’elle éprouve périodiquement, n’aura jamais abandonné, depuis près de deux siècles, son élan vers la modernité, et c’est cela qui a toujours fini par prévaloir en elle.
Les adversaires de Muhammad Saïd Al-Ashmawi feraient donc bien de ne pas s’en tenir à l’invective, mais de discuter, cas par cas, son analyse diversifiée des versets juridiques du Coran, sa critique du syllogisme d’analogie et sa réfutation des raisonnements fondés sur des traditions douteuses.
Ce qu’on appelle aujourd’hui, dans l’Ecole, "droit islamique" a pris forme pour l’essentiel au début du neuvième siècle ; cela implique près de deux siècles d’élaboration humaine à partir des textes consacrés. Comment épargner à ce corpus les contrôles de la raison, recommandés par le Coran lui-même ? Pourquoi ne pas réexaminer des solutions vétustes en fonction de problèmes nouveaux et d’exigences nouvelles ? En un mot, est-il recevable de fétichiser un certain passé en déclarant fermée la "porte de l’ijtihâd ", ou "recherche doctrinale", juste au moment où la société musulmane, autour du juriste, se mondialise de plus en plus ?
Il est vrai que ce serait faire preuve de naïveté que de compter sur la logique pour s’imposer à des adversaires convaincus. Ce qui devrait les frapper davantage, c’est la stagnation actuelle des études dont ils se réclament. On ne peut à la fois plaider pour le retour aux sources et laisser en friche les sciences religieuses. Celles-ci devraient en islam, comme ce fut le cas pour la Bible et les Evangiles depuis le milieu du dix-neuvième siècle, profiter des enseignements de la critique philologique et historique. On ne peut à la fois s’autoriser des ouçoul, "principes", "fondements", "racines", et négliger d’en mettre au jour les potentialités.

Jacques Berque

(1)- Muhammad Saïd Al-Ashmawi, l’Islamisme contre l’islam (traduction et préface de Richard Jacquemond), La Découverte, Paris-Le Caire, 1989 ; lire aussi, du même auteur : Maâlim al-Islâm ("Traits caractéristiques de l’islam"), Sîna lial-Nashr, Le Caire, 1989 ; et Al-Khilâfatu’l Islâmîya ("le Califat islamique"), même éd., Le Caire, 1990.
(2)- NDLR. - Courant de pensée fondé, à la fin du dix-huitième siècle, par Mohammed Ibn Abd-al-Wahhab, qui s’oppose à toutes les innovations dans l’islam. Le wahhabisme s’est renforcé avec la prise du pouvoir, en Arabie, au début du vingtième siècle, par Abd-el-Aziz Ibn Saoud, qui se réclamait de cette pensée.
(3)- NDLR. Hassan al-Banna fut le fondateur des Frères musulmans en 1928 ; Mawdoudi, important penseur pakistanais, est mort en 1979.

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