mercredi 5 octobre 2011

23 ans après : Que s’est-il passé en Algérie le 05 Octobre 88 ? Et quelles leçons ?


Par Lyes Akram

C’était il y a exactement 23 ans.
Les Algériens sont sortis dans les rues le 05 Octobre 1988 et ils étaient excédés, furieux. Beaucoup d’observateurs s’accordent à dénommer les évènements de révolte « juvénile ». Mais, pour la vérité, la plus grande partie des « révoltés » était moins que jeune, constituée seulement d’enfants. Leurs revendications, s’il y’en avaient, n’étaient pas claires et le mot « démocratie » n’était pas à l’ordre du jour, ni d’ailleurs multipartisme ou autres des acquis politiques ultérieurs. C’était surtout question d’exprimer leur ras-le-bol, leur trop-plein de déceptions, de frustrations. 
Y’a-t-il eu manipulation par les vielles officines du régime ? Question qui taraude.
Que le peuple était en droit de s’exprimer et de la sorte après plus d’un quart de siècle de gestion totalitaire et criminelle du pays, de célébration de l’incompétence, d’assassinat de la mémoire et de gabegie, de cela personne n’en doute.
Le parti-Etat FLN était ébranlé par les évènements, l’histoire ayant montré qu’il avait surtout perdu des suites de cette explosion, impondérable pour certains, prévisible pour d’autres.
Manipulée ou pas, la rue algérienne a manifestement arraché plus de droits que jamais les intellectuels ou les politiques ne l’auront fait, dont certains vaillants ont même sacrifié leurs vies, et à la mémoire desquels je m’incline.

À la mémoire des Hommes Libres
L’avant 88 est édifiant pour comprendre. Car, y compris par la manipulation, une telle explosion ne peut que se situer dans la suite de quelque chose. Quelque chose de sanglant...
Des crimes de Ben Bella, on retient surtout l’assassinat du jeune colonel Chaabani. Et, lorsque le colonel Boukharouba régnait et Kasdi Merbah dirigeait la SM, les assassinats politiques étaient devenus une « mode de gouvernance » : Mohamed Khmesti, Mohamed Khider, Colonel Saïd Abid, Krim Belkacem – que la France coloniale n’a pu atteindre – et Ahmed Medeghri sont les plus célèbres de ceux, beaucoup plus nombreux, qui furent ciblés par la SM, dont certains éliminés froidement à l’étranger.
La revendication Amazighe, dans une large mesure culturelle, n’avait pas échappé à la répression étatique. Même les citoyens les plus apolitiques, dès qu’ils veulent renouer avec les origines, sont tués sans aucune hésitation. Pour l’exemple, Ouarab Madjid, militant de cette cause, est kidnappé par la SM au milieu des années 70. Il restera porté disparu jusqu’en 1977, date tragique où l’on découvert son cadavres en état de décomposition avancée.
La désillusion de ceux qui aspiraient, avec le décès du colonel Boukharouba en décembre 1978, à la fin de l’autoritarisme n’avait pas tardé.
En Avril 1980, l’opération Mizrana, dénomination officielle de la répression en Kabylie après les évènements qui ont suivi l’interdiction par les autorités au poète et anthropologue Mouloud Mammeri de prononcer une conférence sur la poésie kabyle ancienne, inaugure les crimes d’Etat de Chadli et compagnie. On commémore sous l’appellation « printemps berbère » ces évènements, qui restent le premier « grand » crime dans l’ère Chadli et Belkheir.
La répression touche aussi les intellectuels du courant islamiste, en plusieurs occasions, dont, en novembre 1982, cheikh Soltani alors âgé de 81 ans.
En 1985, les fondateurs de la première ligue algérienne des droits de l’homme, dont Maitre Ali-Yahya Abdennour, sont emprisonnés. En 1986, il y a eu une répression criminelle à Constantine – durant cette même année, la chute du prix du baril était assurément le prélude d’une telle explosion vu l’impossibilité que continuerait l’achat honteux de la paix sociale dans ces conditions.
Quelques mois avant les évènements d’Octobre, le régime assassinait Ali Mécili, avocat et membre fondateur du FFS, à Paris même. Impunément, bien que la police française ait trouvé un ordre de mission sur l’assassin signé d’un capitaine de la SM, et que l’assassin ait été identifié par un témoin oculaire. Pour dire la complicité…
A cela, à cette atmosphère délétère faite de meurtres et de répression, s’ajoute les multiples problèmes socio-économiques résultants de l’incompétence criminelle des décideurs illégitimes. A partir de 1986, la dégradation des conditions sociales devient criarde. Chômage, pauvreté, ainsi que la propagation de nombre d’infirmités ne sont pas pour arranger. Avec toujours la richesse des cooptés, pistonnés et corrompus du système en augmentation flagrante… Une explosion devient inéluctable, comme c’est toujours le cas des suites à l’aggravation des tensions.

L’explosion
Selon un sondage que vient de réaliser le quotidien El Watan sur Internet, 42.1% des Algériens pensent que, le 05 Octobre 1988, se sont déroulés « des révoltes déclenchées par des clans du pouvoir et qui ont échappé à leur contrôle », alors que 32.9% croient que c’était « une véritable révolution populaire pour exiger la démocratie ». J’ai déjà écrit dans un texte(1) que la lucidité et la conscience en Algérie sont en hausse, de jour en jour et de façon assez perceptible. Le résultat du sondage s’explique par cette conscience. Les tenants et aboutissants de cette révolte ne sont certes guère élucidés, bien que beaucoup de nos « intellectuels » essayent de nous convaincre de l’inverse, qui par simplisme ou même romantisme, qui par connivence avec certaines sphères et calculs politiciens malsains.
D’abord sur la manipulation.
Selon le Dr Salah-Eddine Sidhoum, c’était « une machination criminelle orchestrée par un clan du pouvoir et un parti stalinien semi-clandestin » qui « débouche sur des émeutes d'une jeunesse désemparée sur tout le territoire national ». Je crois que le lecteur est en mesure de deviner quel est le parti « semi-clandestin » visé.
Pour Rachid Boudjedra, dans son pamphlet « FIS de la haine », Octobre 88 était surtout « une révolution de palais. Quelque chose de concocté par les différentes factions du pouvoir en place, programmé de longue date, mis sur disquettes électroniques par des jeunes loups fascinés par les Chicago boys et recevant leurs ordres de vieux manitous passés en un tournemain de l’économie planifié à l’économie ensauvagée ».
Il y a assurément, dans ces analyses, une part de vérité. Du moins…
Je pense que la synthèse de l’écrivain Anouar Benmalek est fort plausible. Il était, à l’époque, professeur universitaire et chroniquer d’un hebdomadaire. « D’abord, explique-t-il, un complot médiocre de certains clans du pouvoir en vue de créer une agitation dans le pays destinée à dire au clan opposé : ‘‘Attention, je vais te montrer une partie de ma capacité de nuisance si tu refuses d’accorder, à moi et à ceux que je représente, la part qui me revient de droit dans la nouvelle redistribution de la rente, tant symbolique que financière, que tu te permets d’envisager sans mon accord !’’ Ensuite, des émeutes censées n’être qu’un moyen de pression et, donc, supposées ‘‘contrôlées et contrôlables’’, qui échappent brusquement à leurs instigateurs et deviennent un moyen d’expression inédit et violent des frustrations et des aspirations d’une bonne partie de la jeunesse algérienne, prise au piège d’un système en bout de course qui ne lui offre plus comme perspective d’avenir que désespoir et chômage, cela sans que, paradoxalement, cette même jeunesse ne manifeste de demandes explicites de plus de démocratie politique et, encore moins, d’instauration du multipartisme ! ». Le romancier dit ensuite se rappeler « très bien cette sensation très forte d’assister en direct à un coup monté en train d’échapper à ses instigateurs : cette rumeur annonçant les manifestations plusieurs jours à l’avance ; ces policiers suivant de loin les manifestants comme s’ils avaient reçu l’ordre de n’intervenir en aucun cas, quelles que soient les déprédations commises ; ces mystérieux occupants de voitures noires dont parlait tout le monde et qui auraient encouragé les émeutiers, désignant même les établissements publics à brûler ; la brusque montée de la tension et l’intervention, comme un coup de tonnerre, de l’armée et des services de police avec l’utilisation, sans limites, de tous les moyens de répression ».
En effet, l’armée algérienne dite « populaire », sous les ordres de Khaled Nezzar notamment, ancien sous-officier de l’armée française durant la Guerre de libération, tire sur le peuple. Près de 600 morts, selon la morgue. Et plusieurs milliers de torturés sauvagement. Le souvenir de la Bataille d’Alger se réveille chez ceux qui ont connu cette époque. D’aucuns affirment que les Français étaient plus cléments !
Le Cahier Noir d’Octobre, recueil de témoignages des victimes des tortures, est très révélateur de l’inhumanité des sbires du régime et, à la fois, du courage des Algériens.
Police, SM et autres corps avaient même fusionné pour l’occasion…
« Immersions prolongées dans la merde et l’urine,  bouches bâillonnées plongées dans les excréments et les eaux usées, privation prolongée de sommeil, cigarettes consumées sur les auréoles des seins, traitements électriques sur les parties intimes, sexe et testicules violemment écrasés dans un tiroir, simulacres d’exécution, chantages sur les épouses, violences sexuelles sur des adolescents, gourdins dans l’anus – méthodes féroces, bestiales se conjuguant aux procédés considérés plus subtils ou raffinés ou chaque acte est ‘‘cliniquement exécuté’’ – parfois, un témoignage nous le rapporte, sous contrôle d’un médecin – chaque technique étudiée, préparée, classée, nommée : ‘‘la baignoire’’, ‘‘la gégène’’, ‘‘le planton’’… ». C’était l’horreur d’Octobre résumé par le Comité National Contre la Torture.
Il va sans dire qu’en Algérie l’impunité des assassins de mômes et tortionnaires et violeurs d’hommes sera garantie par le régime, qui a fait voter par son parlement un texte amnistiant ces criminels…

Le régime, ce mauvais élève de l’Histoire…
L’histoire retiendra aussi qu’après l’échec des adeptes de Bouali durant les années 1980, « la mise en selle du mouvement islamiste » s’est effectuée des suites à ces évènements et à la répression. Et, ce qui a suivi, on le connait. Nul Algérien ne peut en effet l’oublier. Le régime, avec comme dirigeants des pyromanes et sanguinaires, a provoqué, même indirectement, pour se maintenir, la mort de plus de 200 000 Algériens, souvent dans des conditions on ne peut plus atroces…
Aujourd’hui, 23 ans après les évènements d’Octobre 1988, le quotidien des Algériens n’a pas trop changé. Les décideurs n’ont retenu ainsi aucune des leçons, bien que celles-ci fussent si nombreuses. Les ingrédients de l’explosion sont toujours présents, notamment le chômage, endémique chez la jeunesse, et une paupérisation systématique de la population combinée avec l’arrogance des riches-corrompus qui n’éprouvent pas de gêne à exposer leurs fortunes indues. La mauvaise gestion est manifeste. Le régime est même inamendable. Et c’est pour cela que, par surcroit, il ne procède même pas à des réformes sérieuses.
Mais, à la différence de 1988, il y a actuellement une manne financière en mesure d’apaiser les tensions, ne serait-ce que provisoirement, et c’est pour cela, si le peuple permet l’autodestruction du régime, celle-ci sera lente et concernera, en outre, l’Etat algérien(2)
De ces évènements, on doit comprendre plusieurs enseignements.
D’abord que la manipulation peut se retourner contre le manipulateur. Que le peuple algérien, comme tous les autres peuples du monde, est en mesure de réaliser une révolution, une fois les conditions réunies. Ensuite, que le régime algérien est en définitive antipopulaire. Qu’il est capable du pire pour se maintenir, nonobstant une incompétence indéniable. Enfin, que la tension provoque inéluctablement l’explosion, que l’histoire se répète, les mêmes causes engendrant toujours les mêmes effets.
Aujourd’hui, le régime et ses valets, le comble, revendiquent le 05 Octobre 1988 ! Anouar Benmalek, écœuré, y voit une obscénité. Mais en vérité, le régime a tout fait, depuis qu’il a cédé à quelques réformes dans la constitution de 1989, pour vider ces dernières de leur substance. « On a observé depuis 20 ans une constante volonté d’annuler et de vider de leur contenu les réformes au point où, aujourd’hui, nous avons le sentiment d’être à la veille d’un nouvel Octobre 1988 », affirme Fatma Oussedik, sociologue, dans les colonnes d’El Watan d’aujourd’hui.
Nous sommes donc à la veille d’un nouvel Octobre 1988. Quand est-ce que ? Cela dépend effectivement du peuple algérien en entier, mais surtout de certaines minorités patriotes et conscientes des dérives actuelles, qui sont présentement éparpillées, et qui doivent être les artisanes du nouvel Octobre 1988, parce qu’elles seront par la suite, seules, capables de protéger une révolution des détournements et des dérives…

Pour qu’un borgne règne sur un peuple, il faudrait que celui-ci soit aveugle. Les Algériens, jusqu’à quand accepteront-ils d’être volontairement aveuglés ?

L. A.


Notes de revoie

(1)- Cette affirmation, je l’ai faite dans plusieurs articles. Notamment dans « Algérie : Le fruit pourrit, le régime couler » :

(2)- « Le destin des Algériens : Sauver l’Etat ou sauver le régime ? » :

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