vendredi 20 avril 2012

Seloua Luste Boulbina, philosophe écrivaine: «En France, je ne me suis jamais sentie chez moi»

 Algérienne, agrégée de philosophie, directrice de programme au Collège international de philosophie, écrivaine, Seloua Luste Boulbina vient de publier un beau livre dans lequel, avec beaucoup de finesse et un grand talent d’écriture, elle aborde quelques thèmes fondamentaux : le désintérêt des Européens à l’égard du monde arabe, l’orientalisme, «colonialisme de l’esprit», le monde arabe, «fiction politique»…, l’art et la littérature, «des masques qui permettent de parler vrai»… Sur ces questions, et quelques autres, Séloua Luste Boulbina s’est entretenue avec El Watan.


- Les Arabes peuvent-ils parler ? Pourquoi ce titre de votre nouveau livre  ?(1)
C’est un clin d’œil au texte d’une Indienne, Gayatri Chakravorty Spivac, qui a eu beaucoup d’écho dans les études postcoloniales. C’est aussi lié au fait qu’en France on aime beaucoup plus parler des Arabes que les entendre. Les Arabes peuvent-ils parler ? renvoie à la question : «Peut-on les entendre ?»  

- Sont-ils aujourd’hui mieux entendus ?
Oui, mais de façon différentielle. Algériens, Tunisiens, Marocains occupent chacun un espace spécifique. C’est très hétérogène. On lit les écrivains algériens,  mais je ne pense pas qu’on lise les intellectuels. Il y a des barrières. Les artistes peuvent avoir plus de succès que les universitaires.  Pas seulement parce qu’ils sont mieux diffusés : l’élaboration par l’art contemporain, même si le contenu est subversif, est moins sensible que l’élaboration théorique.

- A qui ou à quoi pensez-vous ?
Je pense à nos ignorances. Connaît-on de grands intellectuels algériens, marocains ? Je pense surtout en termes de connaissance. En fait, il y a écoute quand on pense que les autres peuvent nous apporter quelque chose. Les travaux de Samir Kaci, libanais, mort dans un attentat, ne sont pas suffisamment connus. Je pense au silence universitaire. Par exemple, le premier livre non biographique sur Frantz Fanon  -De l’anticolonialisme à la critique post-coloniale , de Mathieu Renault(2)- a  été publié… en novembre 2011. Et il a été publié  parce que son auteur est français. Si quelqu’un n’a pas un nom à consonance chrétienne, on estime que ce n’est pas vendeur. A l’université, quand on propose un thème de réflexion sur Fanon, on s’entend répondre : «Ah non, pas lui !»  Autre  exemple : Edouard Saïd. Il est dans la même situation que Fanon. Il est très connu hors de France, mais il est à peine connu, et très peu lu, en France. A part les spécialistes du monde arabe,  les Français s’intéressent plus à ce qu’ils diffusent dans le monde qu’à ce que le monde diffuse.

- Votre livre a-t-il été bien reçu ?
Il a commencé par être mal imprimé. Il y  avait trois manuscrits à l’impression dans la même collection, mais l’imprimeur a confondu les titres et les textes. Autrement dit, les Arabes, c’est tout pareil. Quant au site «L’épreuve du réel», il a présenté mon texte  avec une coquille. Cette présentation reprenait l’une de mes formules sur les Arabes, pris entre «salamalecs et charabia». Le c de charabia a sauté, et la phrase est devenue : « Les Arabes, pris entre salamalecs et harabia ». La réaction spontanément négative à tout ce qui est arabe a produit coquille et interversion de titres. Oui, mon livre a eu de bons échos, des lecteurs l’ont aimé, mais sa diffusion reste relativement confidentielle. Beaucoup apprécient son approche, très différente de ce qu’on écrit d’habitude sur le monde arabe. Mais pour les philosophes français, en majorité conservateurs ou réactionnaires,  ce livre n’est pas de la philosophie. C’est je ne sais quoi, écrit par je ne sais qui… A l’’étranger, l’accueil a été très positif. En Tunisie, on s’apprête à traduire mon livre en arabe, des Américains s’y intéressent,  je suis invitée en Belgique. Mais en France j’ai l’impression qu’il y a une frontière invisible, selon l’expression d’Alice Cherqui, une frontière extrêmement épaisse, extrêmement solide, qu’il est très difficile de franchir.

- Diriez-vous que la guerre d’Algérie continue, sous d’autres formes ?
Non, mais je dirais qu’on n’en a pas fini avec les conséquences de cette guerre. D’autant que  cette guerre  a encore le statut et la fonction du secret de famille. Un secret de famille, c’est quelque chose qui divise profondément une famille. Le secret de famille, c’est la tragédie. Les divisions sont internes, extrêmement profondes, presque indépassables. Non pas qu’on ne parle pas de la guerre d’Algérie, non pas qu’il n’y ait pas beaucoup de livres qui en parlent, mais il n’y a pas de parole politique sur la guerre d’Algérie.  Quand le 18 octobre 1999, l’Assemblée nationale a reconnu l’existence de la guerre d’Algérie, cela m’a bouleversée.  J’étais en France pendant la guerre, mon père était l’un des avocats du FLN. Mais, en dehors de ma famille, on ne parlait pas de guerre. C’est ça, le secret de famille : tout le monde sait que quelque chose existe, mais personne n’en a la connaissance subjective. Or la subjectivité, c’est l’humain et c’est par l’humain qu’on entre dans la politique.

- L’arabité, écrivez-vous, est un cache-misère. La francité aussi, non ?
Oui, comme l’européanité. Beaucoup en ont parlé pour célébrer la supériorité d’une civilisation sur les autres. L’européanité, c’est un fétiche.

- Et l’identité nationale, dont les dirigeants français parlent tant ?
C’est parce que la France s’est construite sur la base d’une abstraction sur le plan humain que les intégrations successives ont posé problème. Je pense par exemple à l’intégration des juifs français au moment de la Révolution. Cette intégration-là est devenue le modèle de l’assimilation à la française. La France a adopté les positions de l’abbé Grégoire dans son essai sur  La régénération physique, morale et politique des juifs (1788) : les juifs ne doivent pas parler leur langue, ni manifester physiquement leur existence, ni afficher leur religion. C’est l’impératif que la République, trois siècles après, prescrit aux étrangers qui veulent s’intégrer. Ce qui provoque tous les conflits et faux débats que l’on connaît, sans parler des contraintes et des mutilations que cette façon de concevoir l’intégration impose aux étrangers.  La France reste extrêmement fermée, crispée sur quelque chose dont elle pense que c’est concret, alors que c’est abstrait. Le Français de souche est une abstraction, d’autant plus importante qu’elle n’inclut ni le Réunionnais,  ni le Martiniquais, ni le Guadeloupéen, ni le Guyanais, ni le Maoré. Qui en France pense que les habitants de Mayotte, département français, sont des Français de souche – de « vrais » Français ?

- Certains parlent de personnalité algérienne. Quel sens a pour vous cette expression ?
Cette expression est la matrice d’une identité algérienne considérée comme  arabe, arabophone et  musulmane. Les  Algériens se sont fondés sur ce qu’ils connaissaient de la souveraineté et de la nation, et, dans un pays très étendu et très disparate, ils ont constitué leur nation sur le modèle qu’ils avaient sous les yeux. L’Algérie  n’est pas monolithique, elle est très diversifiée, il y a une population arabe, évidemment, mais elle n’est pas majoritaire, il y a des gens qui parlent arabe, d’autres qui sont musulmans, plus ou moins… D’avoir assimilé à la française arabe et musulman, d’être entré dans la nation par la religion, c’est quand même, de mon point de vue, un problème. Mais peut-être était-il impossible de faire autrement ?

- Etes-vous à l’aise en Algérie ?
Totalement ! Ceux que je ne connais pas me prennent pour une roumia. Mais lorsqu’on commence à parler, même si je ne suis pas arabophone, la relation change et je me sens chez moi. En France, je ne me suis jamais sentie chez moi. Il y a un trop grand degré d’hostilité, on est obligé d’une certaine façon d’être un peu sur ses gardes : on ne sait jamais ce qu’on va nous dire, ce qui va surgir. Et il y a toujours quelque chose qui surgit. Les gens qui ont vécu dans un seul pays sont très raides, ils n’ont jamais été confrontés à une image d’eux-mêmes dans laquelle ils ne se retrouvaient pas. Mais j’ai décidé de ne plus rien laisser passer. L’an dernier, nous étions cinq à être candidats à un détachement au Collège de philosophie. N’ont pas été retenus les deux qui portaient un nom arabe. Pour ne pas être victime de discrimination, on m’a suggéré de changer mon nom. Il n’en est pas question ! Je refuse de me cacher. Je tiens  beaucoup à ma nationalité algérienne, j’y tiens même de plus en plus, un peu de façon réactionnelle. En hypokhâgne, on m’appelait la petite Algérienne, c’était du paternalisme, alors qu’aujourd’hui, c’est de la malveillance. Le paternalisme a disparu, l’agressivité est restée.

- Quelles réflexions vous inspire le cinquantenaire de l’indépendance ?
L’indépendance, c’est prometteur d’un après. Ce qui me frappe en Algérie, c’est que les responsables s’imaginent qu’ils sont sous le regard de la France. Alors que la France ne s’occupe pas de ce qui se passe en Algérie. Ce mauvais regard fantasmé est en train de disparaître sous la poussée des jeunes générations : ça ne les intéresse pas, ils ont oublié le passé. 50 ans, c’est deux générations, ça éloigne les malheurs, même si après il y en a d’autres, c’est une nouvelle aube qui se lève. Dans l’immédiat, je pense que la société algérienne va devenir encore plus religieuse, d’une façon plus intensive, avec un plus fort contrôle social, plus d’oppression. Il suffit de voir comment tout le monde pratique le double langage. C’est traditionnel en Algérie : je pense à la vente d’alcool, on n’en sert pas en terrasse, mais il y en a à l’intérieur, c’est la tartufferie généralisée. Et la tartufferie, c’est une manière de laisser aux religieux le pouvoir de limiter encore plus la liberté des gens. Ca peut durer des années, et les gens l’intègrent dans leur manière de vivre. Les barbus font désormais partie du paysage. Mais ils n’empêcheront pas l’histoire d’avancer. Un jour, l’horizon s’éclaircira. Je suis convaincue que l’Algérie pourra une nouvelle fois nous surprendre et nous ravir.

- (1) Editions BLACK JACK, Paris, 2012. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, un texte d’Edward Saïd, Dans l’ombre de l’Occident et autres propos.
Autres ouvrages de S .L. Boulbina : Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (Parangon 2008),  Réflexions sur la post-colonie (PUF 2007)…
- (2) Editions Amsterdam, Paris.

Maurice Tarik Maschino

In El Watan, 11 avril 2012

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